Ornbres Chï^ioïses
i
I
Lemercier de Neuville
• • •
Ombres
Chinoises
Dessins de Jean KERHOR
meM9^M
PARIS
LE BAILLY, ÉDITEUR, 0. BORNEMANN, SucC
15, RUE DE TOURNON, 15
Tous droits d'adaptation, de traduction, de reproduction et de reprégtntation
réservés pour la Fiance et l'Étranger.
Copyright bv 0. RornpmnnTi.
1911
i)
Onribpes Chïtioïses
NOTICE HISTORIQUE
Ce n*estpas dans l'Antiquité qu'il faut recher-
cher l'origine des Ombres Chinoises, il est
probable cependant que nos aïeux, aussi ingé-
nieux que nous, ont du se récréer avec ces jeux
de l'ombre qui donnent l'illusion de la vie à des
êtres sans couleur ; mais il n'en est fait mention
nulle part et c'est seulement en 1770 que nous
les voyons apparaître en France.
Paris n'eut pas tout d'abord l'honneur d'avoir
produit cette nouveauté ; ce fut à Versailles dans
le Jârdm Lannion (situé alors où Ton voit aujour-
d'hui le n'' 25 de la rue Satory) que François
Dominique Séraphin, alors âgé de vingt-trois ans,
établit son premier théâtre. Il l'avait installé au
fond d'une auberge qui occupait le principal
Ombres chinoises
corps de logis de l'hôtel Lannion. Le succès
ne se fit pas attendre. Les seigneurs, les grandes
dames s'y donnaient rendez-vous, et leurs en-
fants y coudoyaient les enfants du peuple. La
renommée de ces Ombres à scènes changeantes
— telle était leur première appellation — fran-
chit bientôt les grilles du Palais de Versailles et
Séraphin ne tarda pas à faire son apparition à la
cour. Pendant le Carnaval, dit Cléry, dans ses
Mémoires, il y jouait trois fois par semaine, et il
fit tant de plaisir qu'il fut autorisé à prendre le
titre de Spectacle des Enfants de France.
Séraphin sentit alors l'ambition se glisser dans
sa tète en même temps que les écus roulaient
dans sa bourse; Versailles ne lui suffit plus. A
un homme si bien en cour, il fallait un théâtre
plus vaste, un public plus nombreux, Paris,
enfin, qui consacre toutes les renommées ; aussi
en 1784, Séraphin se fixe-t-il dans les
galeries du Palais Royal qui venaient d'être ter-
minées. C'est le 8 septembre qu'eut lieu l'in-
auguration de ce nouveau théâtre. Les repré-
sentations avaient lieu tous les jours, à six heures
du soir ; les dimanches et fêtes, il y en avait deux,
l'une à cinq heures et l'autre à sept. L'entrée
coûtait vingt-quatre sous. L'orchestre se com-
Notice historique
posait d'un clavecin touché par Monsieur Mozin,
rainé.
Comme les Versaillais, les Parisiens firent
fête à ce petit spectacle et c'est à qui viendrait
applaudir : Le Pont cassé, La chasse aux canards,
Le magicien Rothomago, V embarras du ménage.
Arlequin corsaire, etc., etc.
Succès oblige ! Séraphin, tout en donnant la
première place à ces ombres, voulut corser son
spectacle. En 1797, il y ajouta Polichinelle et
un jeu courant de marionnettes. Quand je dis
Séraphin, je veux parler de son successeur,
Moreau, ancien acteur de chez Audinot, à qui
Séraphin avait cédé son théâtre en 1790.
Moreau, dans une circulaire avait averti le
public de ce changement de direction : —
« M. Séraphin, me cède aux conditions les plus
agréables et les plus utiles pour moi, l'infiniment
petit spectacle des Ombres Chinoises ; el le
plus petit des acteurs est, enfin, devenu le plus
petit... mais, à coup sur, le plus zélé des direc-
teurs de Paris. »
Hélas I ce zélé directeur, avant la fin d'une
année, était obligé de rendre son théâtre à Sé-
raphin,
Ce pauvre Moreau, du reste, ne fut pas heu-
Ombres chinoises
reux dans ses entreprises ; en quittant Séraphin,
il s'avise de lui faire concurrence. Lorsque la
Liberté des Théâtres eut été décrétée en jan-
vier 1791, il installa dans un sous-sol, devenu
depuis le Café des Aveugles, un petit spectacle
qu'il intitula : Les Comédiens de bois. Son en-
treprise dura à peine quelques mois. Il végéta
ensuite et fut réduit à se donner en spectacle
sur les places publiques. Il mourut à Marseille
en 1816,
Séraphin, ayant donc repris la direction de
son spectacle, fit revenir la foule à son théâtre
et, pour flatter son auditoire, donna des pièces
patriotiques qu'il n'eut certes pas osé jouer au-
trefois à Versailles. Je ne crois pas qu'on lui en
sut gré. Il mourut à l'âge de cinquante-trois ans
le 5 septembre 1800.
Ce fut son neveu qui lui succéda et qui pen-
dant quarante ans, dirigea avec zèle son petit
théâtre. — Outre les ombres et les marion-
nettes, il avait ajouté des transformations méca-
niques qu'il appelait : Métamorphoses, puis
Points de vue mécaniques. Il avait même obligé
l'artiste qui tenait le piano, Théodore Mozin,
à chanter de temps en temps, en s'accompa-
gnant, des petites romances de sa composition.
Notice historique
En 1844, le neveu de Séraphin mourut à son
tour, et ce fut son gendre qui lui succéda. Très
actif, très intelligent, il donna des pièces à cos-
tumes ; il ajouta des tableaux de fantasmagorie,
un diaphanorama et des intermèdes de chant.
Ses affaires allaient très bien jusqu'en 1848 ; il
put croire que lui aussi allait faire fortune; mais
les temps étaient changés; il se soutint tant bien
que mal pendant dix ans, 1858, époque à laquelle
il dut émigrer du Palais-Royal au Boulevard
Montmartre.
Dans cette nouvelle salle, plus grande que la
première, il crut d'abord avoir retrouvé sa chance ,
mais la mort vint le frapper.
Sa veuve, avec un associé, essaya de conti-
nuer l'entreprise, mais la vogue était passée et,
le 15 août 1870, les Ombres Chinoises avaient
vécu.
Il était réservé au Cabaret du Chat Noir de
ressusciter ce petit spectacle et à Caran d'Ache
de lui ramener sa vogue, grâce à T Epopée,
cette légende napoléonienne découpée dans un
soleil de gloire. Le gentilhomme cabaretier,
10 Ombres chinoises
Rodolphe Salis, est bien aussi pour quelque
chose dans cette résurrection, grâce à sa faconde
et à sa pléiade de chansonniers gaillards.
Il faut dire aussi que les ombres, destinées
d'abord à amuser les petits, sont devenues au-
jourd'hui la récréation des grands et des déhcats.
Ce ne sont plus des pièces enfantines, comme
Le Pont cassé, ou des féeries comme Alcofnbas,
les temps sont changés.
Le recueil que nous offrons à nos lecteurs a
été fait par un auteur bien connu pour savoir
amuser les enfants et, en même temps, intéres-
ser leurs parents. Les petites pièces dont il est
composé sont à la hauteur de l'instruction mo-
derne qui bannit la niaiserie, l'enfantillage et
surtout le pédantisme; c'est un spectacle de
famille qui plaira aux grands, aussi bien qu'aux
petits.
Construction du Théâtre et des ombres
I
Le Théâtre
La manière la plus simple et la plus économique d'ins-
taller un théâtre d'ombres est d'établir dans la baie d'une
porte un cadre de 43 c. d'ouverture sur 30 c. de hauteur.
Sur le cadre à bords plats, vous fixez une toile blanche,
gommée, sur laquelle devront apparaître les ombres.
Au bas du cadre vous clouez une baguette de bois de 01 c.
d'épaisseur et en haut vous tendez un fil de fer; ces deux
accessoires placés en dedans servent l'un, à faire glisser les
ombres, et l'autre, à les soutenir.
Un piano sera placé, du côté du public, juste en face de
la scène.
II
Les Décors
A droite et à gauche de cette toile blanche gommée dont
je parle plus haut, vous placerez des coulisses découpées
indiquées pour chaque pièce. Ce sont des cartonnages peints
en noir.
III
Les Ombres
Les ombres, qui accompagnent ce volume, sont dessinées
sur des feuilles spéciales. Pour s'en servir, il faut d'abord
12 Ombres chinoises
les coller sur du carton léger — du bristol ou de la carte î
ensuite peindre en noir, encre de chine ou vernis noir, le
verso de l'image. Les personnages, sauf quelques-uns, étant
soutenus et mus par le haut du théâtre, auront au sommet
de la tête une tige en fil de laiton qui pourra s'accrocher au
fil de fer tendu au haut du théâtre. A cette tige seront liés
les divers fils destinés à faire mouvoir les articulations des
personnages, ces fils seront minces et blancs. Quand la
feuille d'ombres sera collée sur le cartonnage et que le verso
sera peint en noir, il faudra procéder au découpage soit
avec un canif, soit avec des petits ciseaux. Cela demande
une certaine application.
Certaines ombres doivent être animées: coupez et percez
avec une aiguille les deux parties qui doivent être assem-
blées ; passez un fil que vous arrêterez par un nœud de
chaque côté du sujet, sans trop serrer, de façon de laissera
la partie articulée, jambes, bras, etc. la faculté de se mou-
voir.
Représentations
Il est de toute nécessité que la salle soit dans une obscurité
complète. Votre lumière étant dans le théâtre permettra au
spectateur de voir parfaitement les personnages.
Eclairage
La question de l'éclairage est importante. 11 faut que la
clarté soit uniforme et que la flamme qui la produit ne se
reflète pas sur l'écran. Une bonne lampe à pétrole avec
réflecteur puissant peut faire l'affaire. On la place sur un
meuble un peu élevé au fond du théâtre et on règle sa
Construction du théâtre 13
hauteur de façon à ce que l'écran reçoive toute la lumière.
Il vaut mieux la placer plus haut que plus bas.
Nous conseillons plutôt la lampe à projections au gaz
oxhydrique qui a l'avantage de donner plus de clarté et qui
permet, si l'on a pu photographier les décors, de les
représenter en projection.
LA FÊTE DE CATHERINE
Les indications pour les entrées et les sorties des person-
nages sont prises du public.
Catherine (Droite.)
Babolein (Gauche.)
L'Ane. — Le Renard. — Le Porc. — La Biche. —Le Lièvre.
— La Panthère. — Le Lion. — Le Porc-épic. — L'Ours. —
L'Éléphant. — Le Rhinocéros.
Ces onze animaux n'ont que la tête d'animale. Le reste
du corps a des vêtements humains appropriés à leur
caractère. Ils entrent par la gauche et traversent le théâtre.
Il en est de même des cinq animaux suivants qui ne portent
pas de vêtements.
La Vache. — Le Mouton. — La Chèvre. — Le Chien. —
Le Chat.
DÉCOR
Cour de ferme. — Maison à droite. — Arbres à gauche.
COSTUMES
Catherine, en fermière, Babolein^ en paysan.
La Fête de Catherine
PIÈCE EN UN ACTE
PERSONNAGES
CATHERINE.
L'Ane.
Le Renard.
Le Cochon.
La Biche.
Le Lièvre.
La Panthère.
Le Lion.
L« Porc-épic.
BABOLEIN.
L'Ours.
L'Éléphant.
La Vache.
Le Rhinocéros.
Le Mouton.
La Chèvre.
Le Chien.
Le Chat.
16 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
BABOLEIN, pms CATHERINE.
BABOLIIN.
Mère Catherine ! Mère Catherine !
CATHERINE, sortaut de chez elle.
Hein! Qui qui m'appelle? Tiens! C'est toi Babolein?
BABOLEIN.
Ma fine oui, c'est moi !
CATHERINE.
Et que que tu veux, mon gas ?
BABOLEIN.
Eh ben, mais, je viens vous voir et vous souhaiter une
bonne fête.
CATHERINE.
Comment! Une bonne fête? Mais, mon fils, la fête est
passée, c'était jeudi dernier.
BABOLEIN.
C'est y ben vrai ? Mais voilà, jeudi je n'étions point prêt.
CATHERINE.
Comment dis-tu? Point prêt! Tu as oublié la date.
BABOLEIN.
Non ! Non ! J'voulais vous faire une surprise, mais
j'm'étais mis en retard.
CATHERINE.
Explique-toi.
La fête de Catherine 17
BABOLEIN.
Eh ben, voilà. Vous êtes la mère aux bêtes, pas vrai ?
Vous les aimez ben ?
CATHERINE.
Oui, je t'aime ben, mon fils.
BABOLEIN.
Il ne s'agit pas de moi. 11 s'agit des botes.
CATHERINE.
Ça ne fait rien ! Je ne fais pas de distinction dans mes
amitiés.
BABOLEIN.
Hein? Vous m'aimez comme une bote?
CATHERINE.
C'est la meilleure manière d'aimer.
BABOLEIN.
Alors j'accepte cette façon-là. Voici ce que je venais vous
dire : Vous qui êtes la mère aux botes...
CATHERINE.
Oui, oui! C'est ainsi qu'on m'appelle.
BABOLEIN.
Si vous m'interrompez toujours...
CATHERINE.
Allons I Parle, je me tais.
BABOLEIN.
Eh bien, j'ai réuni un tas de bêtes qui vont venir vous
complimenter.
CATHERINE.
Des bêtes ! Quelles bêtes ?
BABOLEIN.
Oh I des grosses, des petites ; la force et la faiblesse, la
^8 Ombres chinoises
bonté et la méchanceté ! — Oh! ne craignez rien. Toutes se
conduiront bien. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de
les recevoir.
CATHERINE.
Hum! Les recevoir...
BABOLEIN.
Oh! Il n'y aura aucun danger.
CATHERINE.
C'est égal ! Les bêtes que j'aime pourraient bien ne pas
me rendre la pareille. Je vais me mettre à l'abri dans ma
chaumière. Tu leur diras qu'elles me glissent leur compli-
ment à travers la porte. (Elle sort).
SCÈNE II
BÂBOLEIN.
Ah ! Voilà ce que je craignais! Elle a peur, et moi qui
voulais l'amuser et la surprendre. J'ai eu tort de ne pas
tout lui dire... Car c'est un secret! Un secret! Voilà une
chose difficile à garder ; moi qui suis si bavard 1 Je dirais
même que je suis bavard comme une petite fille, s'il n'y
avait pas de petites filles ici... Voyons! Serez-vous dis-
crètes? Vous me le promettez? Alors je vais tout vous dire.
Oh! mais si vous bavardez, je le saurai, mon petit doigt me
le dira. D'abord je vais vous dire ce qu'est la mère Cathe-
rine.
Air : La Moqueuse. .
N» 9 des Chants du 2* Age. L. Houssot.
i
Catherine est un' bonne vieille
Qui n'aime que les animaux ;
Dès que le soleil la réveille
Elle îpnv^' du gruiu aux oise«ux. {bit)
La fête de Catherine 19
bis
Elle fait leur part aux poulettes,
Aux pigeons, même au gros dindon ;
Bref, on Tappell' la mère aux bêtes
Elle n'a pas volé son nom !
II
Aux animaux elle s'attache;
Il fant la voir, en bavolet,
Tantôt menant paître sa vache
El tantôt recueillant son lait, (bis)
A tous elle fait des risettes
Aux moutons et même aux cochons,
Bref, on l'appell' la mère aux bêtes » , .
Elle n'a pas volé son nom ! \
Vous la connaissez maintenant.. Tout ce qui est faible,
tout ce qui est jeune lui plaît. Elle donne des gâteaux aux
petites filles et des miettes de pain aux petits oiseaux. Elle
dit qu'il faut laisser voler les papillons et ne pas mettre
dans une boîte les bêtes à bon Dieu. Et puis surtout ne pas
battre les chiens, les jolis petits chiens, si bons, si fidèles.
Oui, oui, elle est bonne, la mère Catherine 1 Mais introdui-
sons ses amis, car au fait, j'oubliais de vous le dire, ce sont
ses amis qui vont lui rendre visite. Sachant sa bonté pour
les animaux, ils ont chacun revêtu un costume personnifiant
tel ou tel animal et tout cela pour la faire rire. Mais je
bavarde trop, je leur laisse la place. {Il sort.)
SCÈNE III
(Les animaux entrant dans l'ordre suivant et traversant le
théâtre) L'Ane, le Renard, le Cochon, la Biche, le
Lièvre, la Panthère, le Lion, le Porc-épic, l'Ours,
l'Éléphant, le Rhinocéros.
l'ane.
Hi! Han! Hi han ! Mère Catherine, je suis le maître
20 Ombres chinoises
d'école de votre village, Thomas l'âne. Je ne sais pas grand'-
chose mais je sais apprendre à lire aux petits enfants et je
vous rends bien mes devoirs. (Il sort.)
LE RENARD.
Bonjour, Mère Catherine, je suis Monsieur le Renard,
j'ai de jolis poulets dans mon sac I Si vous en voulez un,
vous n'avez qu'à le dire, car je les ai volés pour vous.
J'entends, vous n'aimez pas cela. Eh bien non, je ne les ai
pas volés quoique renard, mais pour Mère Catherine que ne
ferait-on pas ? Même une bonne action ! Allons ! Allons !
Acceptez mon cadeau ! Il part du cœur... et du poulailler I
(Il sort.)
LE COCHON.
Hin! Hin! Bonjour, mère Catherine, je suis votre cuisi-
nier. J'ai eu le prix au concours de Poissy, car j'ai de bons
jambonneaux. Je m'en vais vous apporter une aune de
boudin. {Il sort.)
LA BICHE.
OÙ ôtes-vous, mère Catherine, vous vous cachez! Montrez
vous donc ! Venez voir votre petite biche chérie, comme
vous m'appeliez ! Mais non, ne vous dérangez pas, je vais
vous retrouver. {Elle sort.)
LE LIÈVRE.
Ah! Mon Dieu que j'ai eu peur I En venant ici je viens
de voir un homme avec un fusil, non, ce n'était pas un
fusil, c'était un bâton, il m'a mis en joue et j'ai détalé, je
ne vous dis que ça! Mais voyez comme j'ai eu peur : j'ai
cru que le bâton était chargé, comme les fusils et j'ai joué
des pattes. Ah! c'est vrai que je suis peureux, mais pas
auprès de mère Catherine à qui je souhaite une bonne fête.
{Il sort.)
La fête de Catherine 21
LA PANTHÈRE.
Madame Panthère peut-elle entrer? Où est donc cette
bonne mère Catherine que je la croque... de baisers et que
je lui montre ma belle fourrure. L'hiver, je viendrai me
coucher sur ses pieds pour la réchauffer. Ne craignez rien,
mère Catherine, j'ai rentré mes griffes. {Elle sort.)
LE LION.
Bien que je sois le Roi des animaux et qu'on me doive
tous les respects, je m'incline devant vous ma bonne
madame Catherine. Si l'on vous fait jamais quelque dom-
mage, comptez sur moi. (Il sort.)
l'éléphant.
Ah I que j'éprouve le besoin de serrer cette bonne mère
Catherine sur mon cœur ! Pourvu que je ne l'écrase pas !
C'est que si j'allais me tromper... Entrons ! (Il sort.)
LE PORC-ÉPIC.
Moi, vilain nègre, toujours sur ses gardes ! Moi, bon petit
porc-épic dire bonjour à madame Catherine.
Air : Dansex Canada.
Dansez Canada,
Zizl boubou,
Dansez Canada,
Toujours comm' ça.
Peux pas embrasser
Bonn' tit' mèr« Catherine
Parc' qu'«ir ditjqtt'ma barbe
Ça la piqu' toujours. (REPRiis.)
(Il sort.)
l'ours.
Et moi aussi, je viens vous saluer, mère Catherine, quoi-
22 Ombres chinoises
que je sois assez ours d'habitude... Ohl vous vous reculez!
N'ayez pas peur, je ne vous mangerai pas. (Il sort.)
LE RBiNOcÉRos, damant.
En votre honneur, mère Catherine, je veux danser un
petit pas. (Il danse et sort.)
SCÈNE IV
CATHERINE, sortaut vivèmcnt de la maison.
Je n'en veux plus ! Je ne reçois plus. Trop de bêtes et
encore de grosses bétes qui me font mourir de peur I Babo-
lein ! Babolein !
SCÈNE V
CATHERINE, BABOLEIN.
BABOLEIN.
Me voilà, dame Catherine, me voilà ! Eh bien ôtes-vous
contente? Vous en ai-je adressé assez de bètes? Avez-vous
assez reçu de compliments ?
CATHERINE.
J'en ai reçu trop, mon fils, et je ne demandais pas la
visite de tous ces monstres que tu m'as envoyés.
BABOLEIN.
Des monstres I Eiccusez ! Les plus beaui^ animaux de la
création.
CATHERINE.
C'est bien possible, mais ce ne sont pas mes animaux à
moi, ils ne vivent pas avec itooi.
La fête de Catherine 23
BABOLEIN.
Alors, ces animaux-là, vous ne les aimez point ?
CATHERINE.
Si, je les aime tout de même, mais de loin. Ce ne sont
pas ces bêtes-là que je préfère. Vous le savez bien, grand
innocent. Est-ce que vous m'avez vu jamais caresser un
lion, un ours, un éléphant et embrasser un porc-épic?
BABOLEIN.
Dame ! J'avais cru bien faire! Je m'étais dit : Pour la fête
de dame Catherine, il n'y a rien qui soit trop beau. Puis-
qu'elle aime les bêtes, il faut lui amener celles qu'elle ne
voit pas d'habitude, ça lui fera plus de plaisir.
CATHERINE.
Tu n'as pas réfléchi que ces bêtes-là ne me connaissent
pas plus que je ne les connais moi-même. Elles m'ont bien
fait les compliments que tu leur as dictés, mais elles ne
m'ont pas paru très convaincues : Le lion me faisait les gros
yeux et léchait ses babines ; la panthère semblait prête à
bondir sur moi; le cochon me flairait comme si j'étais une
truffe ; l'ours ouvrait les bras comme si il allait me faire
valser; l'âne, en dressant ses oreilles, chantait une chanson
qui écorchait les miennes ; enfin tous me faisaient plutôt
peur que plaisir.
BABOLEIN.
Excusez-moi, madame Catherine, moi, j'avais cru bien
faire ; mais je peux encore tout réparer.
CATHERINE.
Non ! Non 1 Je te remercie, je ne veux plus voir personne.
BABOLEIN.
Ce n'est pas possible ! Votre fête ne peut pas se passer
comme cela... Ils sont là qui attendent le moment de se
24 Ombres chinoises
présenter ; ce sont vos benjamins. Ils comptent bien que
TOUS allez leur faire bon accueil.
CATHERINE.
Allons ! Je Teux bien, fais-les entrer.
SCÈNE VI
Les Mêmes, puis La Vache, Le Mouton, La Chèvre,
Le Chien, Le Chat, entrant tour à tour.
BA60LEIN.
Voilà votre laitière.
LA VACHE.
Bonjour notre maîtresse, je tous apporte du bon lait,
bien crémeux, avec lequel vous pourrez faire d'excellents
fromages, j'ai déjeuné ce matin dans une prairie où il y
avait beaucoup d'herbes aromatiques et vous verrez que
mon lait s'en ressent. Bonne fête, notre maîtresse. (Elle
sort.)
CATHERINE.
A la bonne heure ! Je la reconnais, ma bonne vache. Je
te remercie, je vais te traire tout à l'heure.
BABOLEIN.
Voici votre mouton.
CATHERINE.
Ah ! mon petit mouton 1 Que tu es gentil ! Toi aussi tu
Teux me fêter ? Pour te récompenser, je te donnerai une
petite sonnette que j'attacherai à ton cou aTec un ruban
bleu, comme cela, si tu te perds dans les champs, on et
retrouvera.
La fête de Catherine 25
BABOLEIN.
Ça VOUS fait plaisir, hein? Voici maintenant Totri
chèvre.
CATHERINE.
Quoi ! ma chèvre aussi 1 Ah 1 la petite capricieuse ! Mlle
s'est décidée à venir ! Voilà qui est gentil de sa part I {On
entend un chien qui aboie.)
BABOLEIN.
Et celui-là, le reconnaissez-vous ?
CATHERINE.
Mon petit chien 1 Viens, mon toutou, viens que jt t'em-
brasse î Nous sommes tous deux amis, dis ? (Le chien
aboie.) Oua ! Oua ! Oui, tu me reconnais, tu es content.
Tu auras un bonbon tout à l'heure.
BABOLEIN.
Il n'y en a plus qu'un maintenant, devinez lequel !
CATHERINE.
Un moineau, une colombe, une poulette ?
BABOLIIN.
Non, ce n'est pas un oiseau.
CATHERINE.
Un lézard ? Un poisson rouge.
BABOLEIN.
Non ! non I Ce n'est pas cela.
CATHERINE.
Alors, je donne ma langue au chat.
BABOLIIN.
Précisément! C'est votre chat. (Le chat fait miaou
miaou.)
26
Ombres chinoises
Catherine.
Quoi î C'est mon minet. Je n'y avais pas pensé î
LE CHAT.
Je t'ai pourtant débarrassée de deux souris ce matin.
BABOLEIN.
Eh ben, mère Catherine, ôtes-vous contente ?
CATHERINE.
Je crois bien, mon bon Babolein ! Mais vois-tu de toutes
ces bètes-Ià, c'est encore toi que j'aime le plus !
(RIDEAU)
L'INFORTUNÉ VOYAGEUR
II
L'INFORTUNÉ VOYAGEUR
Labredouille (D).
Nicolas (D).
Li Voyageur.
Tromboli.
Escopetto.
la Biquette (D).
DECOR
Une cour d'auberge. — Auberge à droite. — Grange à
gauche. — Clôture et porte charretière à jour.
COSTUMES
Labredouille, Costume d'aubergiste.
Nicolas, Costume de valet de ferme.
Le Voyageur, Chapeau mou, veston, puis costume de
gendarme.
Tromboli, Costume de voleur, culotte courte, veste,
chapeau mou.
Escopetto, Costume de voleur, culotte courte, veste,
chapeau mou.
La Biquette, Costume de servante d'aubeiçe.
L'Infortuné Voyageur
PIÈCE EN UN ACTE
PERSONNAGES
LABREDOUILLE, aubergiste.
NICOLAS, domestique de Labredouille.
L'Infortuné Voya n eu r .
TROMBOLI. (
ESCOPETTO, s ^'*^^"'^'-
LA BIQUETTE, servante d'auberge.
30 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
LABREDOUILLE, NICOLAS, puis Le Voyageur.
LABRKDouiLLE, sortunt de l'auberge.
Dis donc, Nicolas ?
NICOLAS.
Notre maître?
LABREDOUILLE.
Quelle heure est-il ?
NICOLAS.
Pas loin de midi, notre maître.
LABREDOUILLE.
A quoi que tu vois c^ ? l'u n'as pas de montre.
NICOLAS
C'est vrai que je n'ai pas de montre, mais je vois ça à
mon ventre. II est toujours midi quand j'ai faim.
LABREDOUILLE.
T'as peut-être raison. Voilà la voiture de Cocheville.
NICOLAS.
Elle va VOUS amener des voyageurs. {On entend des cla-
quements de fouet et des sons de trompette.)
LABREDOUILLE, allant à la coulisse de gauche.
Voilà I Voilà, Messieurs les voyageurs, Entrez à l'auberge.
(À un voyageur entré par la gauche.) Vous êtes seul ?
LB VOYAGEUR.
Oui, Monsieur!
Uinfortané voyageur 31
LABRBDOUILLE.
Nicolas, prends les bagages de Monsieur et porte-les au
premier, au numéro 2.
NICOLAS.
Oui, notre maître I
LABRIDOUILLE.
Tu iras ensuite détacher les chevaux de la voiture.
NICOLAS.
Oui notre maître, je vas leur z'y donner du foin. (Il sort
avec la malle du voyageur.)
LABRBDOUILLE, coYiduisant U voyageur dans l'auberge.
Venez, Monsieur, on se met à table tout de suite 1 (Ils ren
trent dans l'auberge.)
SCÈNE II
TROMBOLI, ESCOPETTO.
TROMBOLI.
ESCOPETTO.
Psitt !
Psitt !
TROMBOLI.
Voilà bien l'auberge où nous a donné rendez-vous An-
tonio.
ESCOPETTO.
Ne l'appelle pas ainsi I Tu sais bien qu'il ne veut pas
d'autre nom que celui de L'infortuné voyageur,
TROMBOLI.
Il est arrivé ici, c'est certain. Il s'agit maintenant de
32 Ombres chinoises
saroir où est sa chambre. Allons à la découverte et ne nous
faisons pas surprendre.
ESCOPETTO.
Oh I dans cette grande auberge, il est facile de se cacher.
TROMBOLI.
Et d'être surpris. Soyons prudents ! Moi, je me cacherai
dans la grange.
ESCOPETTO.
Et moi, dehors, près de la porte ! Attention I On vient,
cachons-nous I (Ils sortent.)
SCÈNE III
LA BIQUETTE et NICOLAS, sortant de l'auberge.
LA BIQUETTE.
Je viens de préparer la chambre du voyageur.
NICOLAS.
T'as rien oublié?
LA BIQUETTE.
Ma fine non ! Je lui ai mis deux couvertures pour qu'il
n'ait pas froid.
NICOLAS.
T'as bien faiti Faut pas oublier non plus les chevaux.
LA BIQUETTE.
J'te crois ! J'vas leur donner l'avoine, toi, tu vas servir
les voyageurs.
NICOLAS.
Pourquoi qu'tu n'ies sers pas, toi ?
U infortuné voyageur 33
LA BIQUETTE.
Parce que j'aime bien mieux donner à manger aux che-
vaux.
NICOLAS.
A ton aise. {Il rentre dans l'auberge.)
LA BIQUETTE.
Tiens ! c'te bêtise ! Les bêtes d'abord ! (Elle rentre dans la
grange et en sort aussitôt suivie par Tromboli.)
SCÈNE IV
LA BIQUETTE, TROMBOLI.
TROMBOLI, sortant à la suite de la Biquette.
Hé ! Dites donc ! Mamselle ! Mamselle !
LA BIQUETTE.
C'est-y à moi que vous parlez? J'suis pas une demoiselle'
AïK : Les souliers dans la cheminée.
Dans les Chants dit ^* Age. L. Houssot
Je suis une pauvre servante
Qui sers la soupe aux voyageurs.
Mais, j'aime mieux et je m'en vante,
Nourrir les pauvres travailleurs.
Ces bonnes bêtes.
Sont aussi faites
Pour savourer leur modeste repas ;
Ça m'humilie
Qu'on les oublie
Ces bons chevaux qui ne réclament pas.
Aussi j'ai les mains toujours prêtes
A leur apporter des douceurs
E tant pis pour les voyageurs
Moi j'aime mieux les bêtes fbisj
34 Ombres chinoises
TROMBOLI
Ça prouve votre bon coeur ! mais ne vous sauvez pas,
comme ça I Laissez-moi vous dire bonjour.
LA BIQUETTE.
Bonjour ! mais j'vous connais pas.
TROMBOLI.
Ça ne fait rien. Je vous dis bonjour tout de même.
LA BIQUETTE.
Vous ôtes bien poli! Qu'y a-t-il pour votre service?
TROMBOLI.
Eh bien, un voyageur est-il descendu chez vous ce
matin ?
LA BIQUETTE.
Oui I Un seul voyageur, le numéro 2.
TROMBOLI.
Ah ! le numéro 2 ?
LA BIQUETTE.
Oui, à cette fenôtre-là. Au premier au-dessus de la porte.
Vous voulez lui parler? Il est en train de déjeuner, mais
il aura bientôt fini.
TROMBOLI.
C'est inutile, ne le dérangez pas, je reviendrai.
LA BIQUETTE.
Vous ôles peut-ôtre un de ses amis ?
TROMBOLI
Un ami intime.
LA BIQUETTE.
Eh bien, il sera content de vous voir.
Vinfortuné voyageur 55
TROMBOLI.
C'est qu'il y a longtemps que nous no nous sommes vus ;
11 ne me reconnaîtra peut-être pas.
LA BIQUETTE.
Eh bien, dites-moi votre nom?
TROMBOLI.
Il l'aura sans doute oublié.
LA BIQUETTE.
Tenez, il a fini son repas. Le voici qui s'avance par ici.
TROMBOLI.
Diable I II n'est que temps de filer !
SCÈNE V
LA BIQUETTE, Le Voyageur, sortant de Vauhergt.
LA BIQUETTE.
Venez par ici, Monsieur. Il y a quelqu'un qui veut vous
parler.
LE voyageur.
Quelqu'un qui veut me parler I Mais je ne connais
personne. Je suis un infortuné voyageur qui n'a ni parents
ni famille et qui voyage sans cesse pour ne pas rester seul
dans sa maison.
LA BIQUETTE.
Pauvre Monsieur ! Comment vous appelez-vous ?
LE VOYAGEUR.
Je ne m'appelle pas. Autrefois j'avais un nom, mais je
l'ai oublié. Il y a si longtemps que je ne parle plus à per-
sonne, que je ne m'en souviens plus I
36 Ombres chinoises
LA BIQUETTE.
Et comment ferez-vous pour le mettre sur le registre de
l'hôtel?
LE VOYAGEUR.
Je signerai : L'Infortuné voyageur.
LA BIQUETTE, émue.
Ah ! Monsieur, que vous me faites de la peine.
LE VOYAGEUR.
Brave fille! Allons, ne vous attristez pas.
LA BIQUETTE.
Votre chambre est prête, si vous voulez vous y reposer I
LE VOYAGEUR.
Tout à l'heure. Je veux prendre un peu l'air auparavant.
LA BIQUETTE.
A votre aise ! (Elle rentre dans l'auberge.)
SCÈNE VI
Le Voyageur, puis TROMBOLI.
LE VOYAGEUR.
Me voici dans la place; il s'agit maintenant d'y faire
entrer l'autre, pourvu qu'il ait bien suivi mes recomman-
dations et qu'il n'aille pas se faire pincer ailleurs. Je vais
toujours risquer le signal : — Psitt I
TROMBOLI, entrant.
Psitt ! me voilà I
LE VOYAGEUR.
Et Escopetto?
TROMBOLI.
Il est aussi ici.
Uinfortuné voyageur 37
LE VOYAGEUR.
C'est bien ! Il n'y a personne dans l'auberge, par consé-
quent il n'y a pas grand chose à faire, mais l'aubergiste a
des écus et c'est de ce côté-là qu'il faut regarder.
TROMBOLI.
Regarder, c'est très bien, mais donnez- nous des ordres.
Faut-il lui brûler la cervelle, le poignarder, l'étrangler ?
LE VOYAGEUR.
Vous êtes vraiment trop arriérés. De nos jours on
n'emploie plus ces moyens violents... qu'à la dernière
extrémité.
TROMBOLI.
Alors comment allons-nous faire?
LE VOYAGEUR.
D'abord nous allons dévaliser la chambre de notre hôte.
C'est la chambre n° 1, voisine de la mienne, n" 2; vous
mettrez d'abord notre prise en sûreté, puis vous vous
laisserez surprendre par la gendarmerie.
TROMBOLL
Oh ! aie ! aie I
LE VOYAGEUR.
La gendarmerie ne sera pas nombreuse. Il n'y aura qu'un
gendarme. Mais n'ayez pas d'inquiétude. Quand vous
aurez vu le gendarme, vous serez tout à fait rassurés.
Maintenant ne perdez pas de temps, allez à la chambre
n° 1 et prenez le coffret de l'aubergiste, puis mettez-le dans
la chambre n" 2, c'est-à-dire la mienne.
TROMBOLL
Et puis après ?
LE VOYAGEUR.
Après ? cela va bien vous étonner, mais il faut m'obéir
3
38 Ombres chinoises
aveuglément. On se saisira de vous et on vous conduira en
prison.
TROMBOLI.
En prison t
LE VOYAGEUR.
N'ayez pas peur, c'est moi qui vous conduirai. Mais ne
perdons pas de temps. Allez de suite à la chambre de
l'aubergiste et emparez-vous de son coffre que vous porterez
dans la chambre à côté, qui est la mienne. Après quoi,
faites- vous prendre. Allez !
TROMBOLI.
Me faire prendre, c'est aller en prison et peut-être en-
suite être pendu. Il faut réfléchir. (Il entre dans l'au-
berge.)
SCÈNE VII
Le Voyageur puis NICOLAS.
LE voyageur.
Maintenant allons vite changer d'habit.
NICOLAS.
Via mon voyageur d'à c'matin : Bonjour Monsieur !
LE VOYAGEUR.
Bonjour ! Comment t'appelles-tu ?
NICOLAS.
Nicolas ! pour vous servir.
LE voyageur.
Dis-moi quand repart la voiture.
Vinfortuné voyageur 39
NICOLAS.
Dame! ici ce n'est pas un endroit passager. Quand nous
n'avons pas de voyageurs, elle ne repart pas.
LE VOYAGEUR.
Mais si il y en avait ?
NICOLAS.
Eh ben elle pourrait repartir de suite.
LE VOYAGEUR.
Alors, écoute-moi. Les chevaux ont bien mangé, n'est-c«
pas?
NICOLAS.
Pour sûr, Monsieur, c'est moi qui leur ai donné l'avoine.
LE VOYAGEUR.
Eh bien, tu vas les atteler et attendre; ta voiture sera
pleine tout à l'heure.
NICOLAS.
Bah I J'veux bien, moi.
LE VOYAGEUR.
Et c'est toi qui nous conduiras.
NICOLAS.
Pour sûr, c'est moi. D'autant plus que le postillon fait
son somme.
LE V0YA6EUR.
Ainsi c'est convenu, apprête-toi. (Il rentre à l'auberge.)
40 Ombres chinoises
SCÈNE YIII
NICOLAS, puis LA BIQUETTE.
NICOLAS.
Il ne sera pas resté longtemps ici, celui-là! Faut croire
que le pays ne lui plaît point. Hé mais, si je conduis la
voiture, allons prendre le manteau que j'ai laissé dans la
grange. (Il entre dans la grange.)
LA BIQUETTE, sortaul de l'auberge.
Nicolas ! Nicolas ! Où donc es-tu ? Viens vite !
îJicoLAS, sortant de la grange.
Que que t'as? la Biquette, que que t'as?
LA BIQUETTE.
J'ai... J'ai peur, là I Tout à l'heure, j'étais dans la
chambre de notre maître, au numéro 1, quand j'entendis un
meuble craquer.
NICOLAS.
C'est l'humidité, ou la chesseresse, l'un des deux ; il n'y
a que cela qui fait parler les meubles.
LA BIQUETTE.
Et ça les fait-il éternuer ?
NICOLAS.
Ah! po«r ça, je ne crois pas.
LA BIQUETTE.
Et ça les fait-il remuer les clefs dans les serrures ?
NICOLAS.
Ça me parait impossible.
Uinfortuné voyageur 41
LA BIQUETTE.
Comme à moi ! Aussi, comme j'ai pensé que c'était un
voleur, j'm'ai ensauvée tout de suite et je suis venue te
chercher.
NICOLAS.
Oui, mais il va se jeter sur nous ! Si seulement j'avais
une arme, un bâton, un pistolet un fusil, une hache...
LA BIQUETTE.
Écoute I II est tout seul, nous sommes deux, nous allons
appeler notre maître, ça fera trois et l'infortuné voyageur.
Alors nous serons quatre et nous en viendrons bien à
bout.
NICOLAS.
C'est ça ! Allons-y. Au voleur!
LA BIQUETTE.
Au voleur ! Au voleur !
Am: Garde à vous
NICOLAS et LA BIQUETTE
Au voleur .'
Au voleur !
Mettez-vous à la porte
Empêchez qu'il ne sorte
Surtout n'ayez pas peur !
Au voleur !
Au voleur!
Armez-vous d'une corde
Et sans miséricorde
Liez le malfaiteur !
Au voleur !
Au voleur !
Au voleur !
42 Ombres chinoises
SCÈNE IX
Les Mêmes, LABREDOUILLE.
LABREDOUILLE.
Qu'est-ce qu'il y a?
NICOLAS.
Ah I Notre maître ! Un voleur dans votre chambre ! Il ne
doit pas encore être parti. Allons le prendre.
LABREDOUILLE.
Un voleur ! J'en fais mon affaire ! Je vais le dénicher ?
Toi, Nicolas reste là. S'il se sauve, tombe dessus ! (Il entre
à l'auberge.)
SCÈNE X
Les Mêmes, moins LABREDOUILLE.
NICOLAS.
Tombe dessus I mais s'il me tombe dessus, moi ?
LA BIQUETTE.
T'es donc pas assez fort pour l'arrêter? Poule mouillée I
NICOLAS.
Ah ! Je l'arrêterai bien, s'il se laisse prendra !
LA BIQUETTE.
Eh bien, reste-là I Moi, je vais avertir la gendarmerie.
(Elle sort.)
L'infortuné voyageur 43
SCÈNE XI
NICOLAS, LABREDOUILLE, TROMBOLI.
NICOLAS.
Je n'entends plus rien ! Est-ce que notre maître ne l'aurait
pas trouvé ? Mais si, on descend l'escalier, il est pris !
LABREDOUILLE, entrant avec Escopetto.
Allons ! Allons ! Je vous tiens ! Ah I vous venez me
dépouiller, je vais vous faire mettre en prison 1
ESCOPETTO, criant.
A moi ! A moi ! mes amis !
LABREDOUILLE.
Ah I Vous êtes plusieurs ? Tiens-moi celui-là, Nicolas ! Je
vais dénicher les autres. (Nicolas s'approche d' Escopetto.)
LABREDOUILLE.
Il y en a peut-être dans la grange. (Il va dans la grange.)
NICOLAS, à Escopetto.
Et toi, ne bouge pas, je suis armé ! (A part.) Ce n'est pas
vrai, mais ça lui fait peur !
LABREDOUILLE, sortant de la grange avec Tromboli.
Qu'est-ce que je disais, en voici un autre ! Noua allons le
ficeler
44 Ombres chinoises
SCÈNE XII
Les Mêmes, Le Voyageur, vUu en gendarme.
LK VOYAGEUR.
C'est inutile I
LABREDOUILLE.
Un gendarme !
LE VOYAGEUR, à iSiCOUlS.
Donnez-moi votre prisonnier, je m'en charge. (Ei^copelto
change de place.) Et amenez ici la voiture. C'est moi qui me
charge de les conduire en prison. {Nicolas sort.)
SCÈNE XIII
Le Voyageur, LABREDOUILLE, TROMBOLI, ESCOPETTO,
LA BIQUETTE.
LABREDOUILLE.
Te voilà, la Biquette ? Où étais-tu donc ?
LA BIQUETTE.
Je viens d'avertir la gendarmerie. Tiens ! Elle est déjà là.
(Elle sort.)
LE VOYAGEUR, à part.
Il n'était que temps ! Voici la voiture ! (Il regarde à
gauche.) Allons, mes gaillards ! C'est moi qui vais vous
conduire en prison. Montez, montez ! (Le voyageur, Trom-
boli, et Escopttto sortent à gauche.) En route Nicolas '
(Grelots de la voiture qui s'éloigne.)
L'infortuné voyageur 45
LA BIQUETTE, rentrant.
Monsieur, je viens de la chambre de l'infortuné voya-
geur, il n'est plus là.
LABREDOUILLE.
Tant mieux I Ils l'auraient peut-être assassiné l
(Rideau,)
3.
III
LA SOIRÉE COURTEPINCE
Courtepince.
Sophie.
Amédée.
Un Reporter.
Un Monsieur.
Un salon moderne.
DÉCOR
COSTUME!
Courtepince, en habit noir.
Sophie, toilette de soirée,
Amédée, en livrée.
Le Reporter et le Monsieur, en habit noir.
La Soirée Courtepince
PIÈCE EN UN ACTE
PERSONNAGES
M. COURTEPINCE.
SOPHIE COURTEPINCE, sa femme.
AMÉDÉE, domestique.
Un Reporter.
Un Monsieur.
48 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
COURTEPINCE, puis SOPHIE.
COURTEPINCE.
Es-tu prête, Sophie, il est neuf iieures, on ne va pas
tarder à venir.
SOPHIE, entrant.
Oui, mon ami, me voici ! Comment me trouves-tu? Suis-
je bien habillée ?
COURTEPINCE.
Tu dois être bien habillée, c'est moi qui ai choisi ta
toilette. Permets que j'examine.... Très bien! mais très
bien I
SOPHIE.
Allons, tant mieux! Du moment que tu es satisfait, je
suis heureuse. Ah ! puisque j'y pense, et que nous avons
un moment, explique-moi ce que veut dire cette réception
ouverte que nous donnons ce soir. Qu'est-ce que c'est qu'une
réception ouverte?
COURTEPINCE.
Au fait ! tu m'y fais penser. Il est très important que tu
sois au courant. Voici : — Tu sais d'où vient notre fortune?
Toute de mon travail. J'ai acheté pour rien, pour un mor-
ceau de pain, car l'inventeur était très bas, le brevet des
cure-dents à musique. Le besoin ne s'en faisait pas abso-
lument sentir, mais j'ai su naviguer, j'ai lancé l'affaire,
j'en ai tiré tout ce que j'ai pu, les résultats ont été assez
satisfaisants, pour que je pusse la revendre très cher après
fortune faite, et maintenant que je suis riche, je veux me
reposer et faire danser mes écus.
La soirée Courtepince 49
SOPHIE.
Sans les gaspiller.
COURTEPINCE.
Sans les gaspiller, je crois bien. Un ancien commerçant
est toujours commerçant ; ses prodigalités sont de l'épar-
gne ; et alors, comme commerçant, mon devoir est de faire
aller le commerce. Delà, cette fête.
SOPHIE.
Oui, je comprends ! Mais ce n'est pas tout que de donner
une fête, il faut encore avoir des relations, et les cure-dents
à musique ne nous ont guère mis en rapport qu'avec les
limonadiers et les restaurateurs.
COURTEPINCE.
C'est déjà quelque chose.
SOPHIE.
Oui, mais ce n'est pas suffisant pour garnir un salon.
COURTEPINCE.
Eh bien, j'ai fait comme dans les ministères; j'ai fait
mettre dans le journal que je donnais une réception ouverte
et tout à l'heure, la foule va affluer dans nos salons.
SOPHIE.
Espérons-le. iMais quedirai-je à tous ces visiteurs quand
ils se présenteront ?
COURTEPINCE.
Rien. Tu salueras en souriant. J'en ferai autant. On pas-
sera au buffet et on dira : — Ces Courtepince sont char-
mants, en voilà qui savent employer leur fortune î Main-
tenant, tiens-toi à l'entrée du grand salon, je vais te
retrouver et envoie-moi Amédée, j'ai quelques ordres à lui
donner.
50 Ombres chinoises
SOPHIE.
J'y vais mon ami. — {Elle sort),
SCÈNE II
COURTEPINCE, puis AMÉDÉE.
COURTEPINCE.
Cette réception ouverte est un trait de génie ! Jusqu'alors
aucun particulier n'avait osé imiter cette nouvelle façon
d'agir des hommes en place, on se cantonnait dans ses
relations, c'était stupide, rétrograde! Moi, j'ai osé rompre
avec ces vieilles coutumes et je suis certain que mon audace
aura des imitateurs.
Ah ! te voilà, Amédée.
AMÉDÉE, entrant.
Vous m'avez fait appeler?
COURTEPINCE.
Oui. Il faudra chauffer le calorifère. Il fait un froid de
loup, ici.
AMÉDÉE.
C'est sans doute parce que les fenêtres sont ouvertes.
COURTEPINCE.
Comment ! Ouvertes I Pourquoi ouvertes?
AMÉDÉE.
Dame? Vous m'avez dit que la Réception devait ôtre
ouverte, j'ai ouvert les fenêtres.
COURTEPINCE.
Imbécile ! Tu vas me fermer ça tout de suite, Et le
buffet?
La soirée Courteplnce 51
AMÉDÉE.
Est bien garni. Les maltres-d'hôtel sont à leur poste.
COURTKPINCE.
Il n'est venu personne encore ?
AMÉDÉE.
Si, il y a beaucoup de cochers à la cuisine, qui commen-
cent à manger.
COURTEPINCE
Mais leurs maîtres? Ma femme les reçoit?
AMÉDÉE.
Non, monsieur. Ils n'avaient pas de maîtres. Ce sont les
cochers de la station d'en face, je les ai fait entrer. Vous
m'avez dit de faire entrer tout le monde.
COURTEPINCE.
Imbécile ! Je vais aller mettre ordre à cela. Ferme les
fenêtres et tiens toi à ma disposition. (Il sort.)
SCÈNE III
AMÉDÉE, puis COURTEPINCE.
AMÉDÉE.
Singulière idée qu'a eue mon maître. Mais ça ne me
regarde pas ! — Avec tout ça, personne ne vient ! Ah bien,
si toutes les provisions que nous avons achetées nous
restent sur le dos, nous en avons pour quinze jours à man-
ger des gâteaux à la cuisine.
COURTEPINCE, entrant vivement.
Amédée 1 Amédée !
AMÉDÉE.
J« suis là, Monsieur.
52 Ombres chinoises
COURTEPINCE.
Vite ! Vite! Passe des gâteaux et du punch !
AMÉDÉE.
A qui ? On n'est pas encore arrivé.
COURTEPINCE.
Ça ne fait rien I Offre aux musiciens, ça leur donnera du
courage.
AMÉDÉE.
C'est une bonne idée.
COURTEPINCE.
Je ne demande pas ton avis. Va donc !
AMÉDÉE.
Oui, Monsieur. (Il sort.)
SCÈNE IV
COURTEPINCE, puis LE REPORTER.
COURTEPINCE.
On vient si tard maintenant dans le monde I Et puis je
sais qu'il y a ce soir deux bals au faubourg Saint-Germain,
un concert chez la baronne Vatfer-Lanlaire et la Comédie
aux Mirlitons, tout le monde viendra à la fois. — Ah !
voici quelqu'un. 11 n'y a que le premier invité qui coûte !
LE REPORTER.
Monsieur I... Monsieur Courtepince, .sans doute ?
COURTEPINCE.
Moi-môme I A qui ai-je l'honneur de parler ?
La soirée Courtepince 53
Air : Final des Lanciers.
LE REPORTER.
J'suis le reporter
Du grand journal L'Informateur.
L'approbateur
Supérieur
Des pièces de tous les auteurs.
J'connaîs les acteurs,
Les amateurs,
Les régisseurs,
Les inspecteurs,
Les directeurs
Et les !iOuffleurs !
COURTEPINCE.
Parlez, Monsieur, je vous écoute.
LE REPORTER.
Je sollicite de vous la faveur d'une interview. {Interviou.
COURTEPINCE.
Une interview?
LE REPORTER.
Oui ! Je désirerais vous interviewer.
COURTEPINCE, s'incUnt sans comprendre, à part.
Que va-t-il me faire ?
LE REPORTER.
Vous donnez une réception ouverte, Monsieur, c'est une
innovation, aurez-vous beaucoup de monde ?
COURTEPINCE.
Mes salons seront pleins, mais on vient si tard.
LE REPORTER.
Aurez-vous quelques personnages célèbres que je puisse
citer ?
54 Ombres chinoises
COURTEPINCK.
Je les aurai tous, s'ils vienneût.
LE REPORTER.
Très bien ! Maintenant permettez ! Quel âge avez-vous ?
COURTEPINCE.
Mais, Monsieur... Enfin, je touche à la cinquantaine.
LE REPORTER.
Parfait ! Vous avez été vacciné ?
COURTEPINCE, à part.
Ah ça! est-ce qu'il me croit enragé? (Haut.) Oui, Mon-
sieur, mais pas par M. Pasteur.
LE REPORTER.
Je vous remercie.
COURTEPINCE.
Pardon, Monsieur, mais je ne m'explique pas bien le but
de ces questions qui touchent à la vie privée.
LE REPORTER.
C'est pour mon journal, Monsieur, le mieux informé de
Paris et qui prend toujours ses renseignements à la source
même.
COURTEPINCE.
Ahl très bien! Alors vous pouvez ajouter que des artistes
de talent vont se faire entendre. Je vous en prie, ne partez
pas. Permettez-moi de vous placer moi-môme, Monsieur,
venez avec moi. (Ils sortent. Musique dans la coulisse.)
SCÈNE V
COURTEPINCE, dans la coulisse.
Charmant ! Charmant ! Bravo ! Tout le monde est satii-
La soirée Courtepince 55
fait! Bravo! Bravo! (Entrant.) Dix heures et demie et
personne encore ! J'ai placé le reporter au buffet. Il mange,
il adore le Champagne. Il me fera un article soigné ! Mais,
sapristi ! on tarde bien à venir ! Enfin, je vais toujours
faire continuer le concert. (Il s'approche de la coulisse et
parle aux musiciens.) Allons, Messieurs, enchaînons !
enchaînons ! (Il sort. Musique dans la coulisse.)
SCÈNE VI
COURTEPINCE, daïis la coulisse.
Charmant I Charmant ! Délicieux ! (Rentrant en scène.)
Et personne, personne n'est venu que le reporter ! Mainte-
nant il ne veut plus s'en aller ! — Onze heures et demie !
C'est bien tard pour venir en soirée ; c'est l'heure où partout
l'on en sort. Si j'avais du monde, je ferais danser. Au fait,
je vais faire jouer l'orchestre. (A la coulisse.) Monsieur î
Monsieur le chef d'orchestre, une valse ! Oui, une valse !
(Valse en sourdine.) Eh! Parbleu! J'ai laissé ma pauvre
femme debout à l'entrée du grand salon, attendant toujours
des visiteurs, elle ne sera pas fâchée de faire un tour de
valse avec moi. Qui sait ? En voyant nos ombres tourbil-
lonner derrière les rideaux, ça donnera peut-être envie de
monter. (Appelant.) Sophie ! Sophie!
SCÈNE VII
COURTEPINCE, SOPHIE.
SOPHIE.
Tu m'a» appelée, mon ami?
56 Ombres chinoises
COURTEPINCE.
Oui I Un tour de valse, veux-tu ? Comme autrefois.
SOPHIE.
Je veux bien I {lU valsent,)
COURTEPINCE.
Tu es toujours aussi légère.
SOPHIE.
Tu trouves ?
COURTEPINCE.
Oui, tiens, regarde dans la glace, on nous donnerait vingt
ans.
SOPHIE.
De moins I Quel dommage que notre fête soit manquée ?
COURTEPINCE.
Nous en donnerons une autre et je te réponds qu'elle
réussira.
SOPHIE.
Tu crois?
COURTEPINCE.
J'en suis sûr! Ouf! Respirons un peu, veux-tu? {La
valse cesse,)
SOPHIE.
Ah ! Tu n'as plus tes bonnes jambes d'autrefois !
COURTEPINCE.
Si ! Mais j'ai trop de ventre, je suis tout de suite essoufflé.
SOPHIE.
11 va falloir renvoyer tous ces musiciens.
COURTEPINCE.
Pas encore. Je les ai payés, il faut que je les use.
La soirée Coartepince 57
SOPHIE.
C'est juste !
CGURTEPINCE.
Tiens I Je vais leur demander une polka.
SOPHIE.
Une polka, je veux bien.
couRTEPiNCE, à la couUsse.
Monsieur le chef d'orchestre, une polka, je vous prie. (On
joue une polka.) Dansons ! Dis?
SOPHIE.
Tu vas te fatiguer.
COURTEPINCE.
Non I Non ! (Ils polkent.) Je leur demanderais bien la
matchiche, mais je ne sais pas la danser.
SOPHIE.
Ni moi non plus ! Eh bien, restons en là.
COURTEPINCE.
A ton tour, tu es fatiguée.
SOPHIE.
Oui, je ne serais pas fâchée de me reposer.
COURTEPINCE.
Du reste, il ne viendra plus personne maintenant, la fête
est terminée. Je vais renvoyer les artistes. (^4 la coulisse.)
Messieurs, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.
SOPHIE.
Si tu le permets, je vais en faire autant.
COURTEPINCE.
Va donc, ma chère amie, tu dois avoir besoin de repos et
envoie moi Âmédée pour que je lui donne mes ordres.
(Sophie sort.)
58 Ombres chinoises
SGÈNE IX
COURTEPINCE, AMÉDEE.
AMEDÉE.
Monsieur a besoin de moi ?
COURTEPINCE.
Oui. Tout le monde doit être parti ?
AMÉDÉE.
C'est-à-dire qu'on n'est pas encore venu.
COURTEPINCE.
Je ne te parle pas de ça. Tu vas éteindre toutes les bougies
et fermer les portes. La fête est terminée.
AMÉDÉE.
Bien, Monsieur.
COURTEPINCE.
Tu souperas si tu veux, avant de te coucher.
AMÉDÉE.
Oh î Monsieur, il y a de quoi.
COURTEPINCE.
C'est bon ! Fais se que je t'ai dit. Voyons 1 II ne faut pas
que j'oublie mon reporter. S'il a continué à boire du Cham-
pagne, comme il a commencé, il doit être sous la table.
Mais quel article j'aurai demain dans son journal ! (Il
sort.)
SGÈNE X
AMÉDÉE.
Voilà ce qu'on appelle une réception ouverte! Je nt
La soirée Courtepince 59
m'étais pas imaginé cela ; c'est cocasse tout de même ! Une
soirée où il n'y a personne. On ne sait plus qu'inventer
maintenant pour dépenser son argent ! Je l'avais bien dit :
nous allons nous nourrir de gâteaux pendant quinze jours.
SCÈNE XI
AMÉDÉE, LE REPORTER.
LE REPORTER.
Mon ami, mon ami, où donc est M. Courtepince?
AMÉDÉE.
Il vient de se coucher, la fête est terminée.
LE REPORTER.
Vraiment ? Déjà I Elle a été charmante I Les petits fours,
charmants ! Et le Champagne délicieux ! Dites bien à
M. Courtepince que je lui ferai un article aussi soigné que
sa soirée. Allons ! par où s'en va-ton?... Par là?... Bonsoir
mon garçon ! (Il sort.)
AMÉDÉE.
Bonjour Monsieur.
(Rideau.)
IV
LES TROIS SOUHAITS
Claudine.
La fée Marraine.
Nicolas.
Léandre.
Le Docteur.
DÉCOR
Un jardin avec pavillon à droite.
COSTUMES
Claudine, Jeune fermière,
La Fée Marraine, Costume de Fée.
Nicolas, Jeune paysan.
Germaine, Vieille domestique,
Lafleur, Valet de chambre.
Boniface, Cocher.
Claudine, Jeune fille.
Le Tuteur, Vieux professeur.
Léandre, Jeune homme élégant.
Les trois souhaits.
COMEDIE EN UN ACTE
PERSONNAGES
CLAUDINE.
La Fée Marraine.
NICOLAS.
LÉANDRE.
Le Docteur.
62 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
CLAUDINE.
Les poules, les chiens, les chevaux, les vaches et aussi les
cochons, sauf votre respect, voilà tout le inonde servi...
excepté moi, comme d'ordinaire î Ça n'est pas une exis-
tence, ça ! Manger après tous les autres, travailler plus que
tous les autres et ne se reposer jamais. Ça n'est pas
possible que ça continue comme ça, j'y laisserai ma peau !
Si ce n'était ma marraine qui m'a placée ici, il y a long-
temps que je m'aurais ensauvée à la maison, mais ma
marraine est une fée et je ne peux pas aller à rencontre de
sa volonté. C'est égal, la première fois que je la verrai, je
lui demanderai de changer de condition. J'aurai peut-être
bien moins de travail ailleurs et puis je serai débarrassée
de Nicolas, le garçon de ferme, qui est laid comme un héris-
son et est toujours à me dire des bêtises; j'aime pas ça,
moi ! là I Tiens, le v'ià encore ! J'te vais le renvoyer un peu
à son ouvrage?
SCÈNE II
CLAUDINE, NICOLAS.
NICOLAS.
Vous v'ià, Mam'selle Claudine.
CLAUDiNK.
Vous l'voyez ben que me v'ià 1 Quéque vous m'voulez ?
NICOLAS.
Oh ! ben I c'est sûr que je n'vous veux pas de mal.
Les trois souhaits 63
CLAUDINE.
Il n' manquerait plus que ça.
NICOLAS.
C'est bien tout l'contraire, Mamselle Claudine, vous
l'savez ben. J'voudrais plutôt vous mettre dans une boîte
pleine de coton, comme une petite bête à bon Dieu.
CLAUDINE.
V'ià qu'vous m'prenez pour une bote maintenant.
NICOLAS.
Non ! La bête c'est moi qui ne sais pas vous parler
comme il faut.
CLAUDINE.
Vous n'avez pas besoin de me parler, vous n'avez rien à
me dire.
NICOLAS.
Oh ! qu'si ! Oh, qu'si !
CLAUDINE.
Eh ben, dites-vite, j'ai à travailler!
NICOLAS.
Mais voilà, vous ne m'encouragez pas, et moi, j'ose pas.
CLAUDINE.
Eh ben, si vous n'osez pas, ne dites rien, et laissez-moi
tranquille.
NICOLAS.
C'est toujours ça que vous me dites et ça me rend tout
bête.
CLAUDINE.
Restez comme vous êtes. Vous êtes bien comme ça.
NICOLAS.
Ah 1 Claudine ! Si vous saviez...
64 Ombres chinoises
CLAUDINE.
Je sais peut-être bien, Nicolas, mais je n'veux pas com-
prendre... Allons! Allons ! allez faire votre ouvrage.
NICOLAS.
Oui, Claudine ! Mon ouvrage maintenant c'est de me
péri.
CLAUDINE.
Eh non ! mon ami, c'est d'être pas si bête.
NICOLAS.
J'm'en y vas, Claudine, mais j'ai bien du chagrin. (//
sort.)
SCÈNE m
CLAUDINE.
Imbécile! Son chagrin, il n'est pas difficile à deviner. Un
gros bêta qui vient soupirer autour de vous, on sait tout de
suite ce qu'il demande, mais on ne veut point comprendre.
Je sais bien qu'un jour je prendrai un mari, mais ça ne
sera point un lourdaud comme celui-là. D'ailleurs j'ai
d'autres idées dans la tête. Allons, en attendant, à la
besogne ! Tiens ! ma marraine !
SCÈNE IV
CLAUDINE, La Fée Marraine.
CLAUDINE.
Bonjour, ma marraine.
LA fée.
Bonjour Claudine. Je viens te voir en passant. Es-tu
heureuse ?
Les trois souhaits 65
CLAUDINE.
Pas tout à fait, marraine.
LA FÉE.
Ah ! ah î Qu'y a-t-il donc?
CLAUDINE.
Il y a que je m'attendais bien à travailler, mais pas à
obéir !
LA FÉE.
Tu savais pourtant qu'ici tu n'étais qu'une servante.
CLAUDINE.
C'est vrai, mais je ne savais pas ce qu'était une servante.
Je savais ce que je devais faire, mais on ne me commandait
pas de le faire. Obéir toujours est humiliant.
LA FÉE.
Ma petite, dans la vie, on obéit toujours les uns aux
autres. Le Roi, qui commande à son peuple est souvent
obligé de lui obéir; le magistrat obéit à la loi. Nul n'est
indépendant : Mais puisque tu n'es pas satisfaite de ton
sort, je veux bien faire quelque chose pour toi. Je t'auto-
rise à former trois souhaits, ils seront exaucés. Réfléchis
bien, ne te prononce pas à l'aventure, car tu ne pourras
pas formuler un quatrième vœu. Et pour que tu n'aies rien
à me reprocher, je ne veux pas même te conseiller, car
probablement tu ne m'écouterais pas. Quand tu seras
décidée, tu entreras dans le petit pavillon que voici, et là,
tu m'appelleras. Je viendrai aussitôt opérer ta métamor-
phose. Adieu ma petite Claudine. Réfléchis bien. {Elle
sort.)
66 Ombres chinoises
SCÈNE V
CLAUDINE.
Ainsi me voici libre de mon sort ! Qu'est-ce que je veux ?
Je ne veux plus être servante, c'est entendu ! Cependant
ma maîtresse était bien bonne, mais ça lui était facile, elle
faisait ce qui lui plaisait, elle commandait et on lui obéis-
sait. Il est vrai qu'elle n'était plus jeune, mais qu'importe !
Il est vrai qu'elle avait des douleurs par tout le corps, mais
elle savait les soigner. Elle avait de l'argent pour tous ses
caprices, aussi les gens du village l'appelaient la bonne
damC; ce qui est très flatteur. On lui faisait des cadeaux,
on venait la visiter, elle était très considérée. Ma foi, tant
pis ! Je voudrais bien être à sa place. Je vais demander
cette faveur à ma marraine. (Elle entre dans le pavillon.)
SCÈNE VI
CLAUDINE, sortant du pavillon en vieille. Coup de tamtam.
Hem ! Hem I Atchich ! Ah ! ce vilain rhume ne finira
donc pas ! Atchich ! Gela me déchire la poitrine I (Appelant.)
Germaine I Germaine !
SCÈNE VII
CLAUDINE, GERMAINE.
GERMAINE.
Me v'ià 1 Madame, qu'est-ce que vous voulez ?
CLAUDINE.
Je veux d'abord que vous soyiez polie et que vous me
parliez à la troisième personne.
Les trois souhaits 67
GERMAINE.
La troisième personne, où qu'elle est?
CLAUDINE.
C'est bon ! Nous nous expliquerons là-dessus ! Allez-moi
chercher ma boîte de dragées !
GERMAINE.
Faudrait savoir où vous l'avez mise ?
CLAUDINE.
Mais dites donc, Germaine, veuillez me parler plus
respectueusement.
GERMAINE.
J'vous parle français je pense 1 Où qu'aile est votre
boîte ?
CLAUDINE.
Dans ma chambre. Et puis ne répliquez pas ou vous ne
ferez pas long feu ici.
GERMAINE.
D'abord, Madame, j'suis pas ici pour les commissions.
J'suis pour la cuisine.
CLAUDINE.
C'est bon î Ne répliquez pas et faites ce que je vous dis.
GERMAINE, à part.
Quelle baraque ! Tu vas voir comme je vais saler ton
bouillon! {Elle sort.)
SCÈNE VIII
CLAUDINE puis LAFLEUR.
CLAUDINE.
Quelle insolente ! Ces domestiques on n'en peut rien
08 Ombres chinoises
faire ! En voilà une que je vais congédier promptement.
Mon valet de chambre sera sans doute plus poli. {Appe-
lant.) Lafleur ! Lafleur ! (Lafleur entre.)
CLAUDINE.
Dites-moi, Lafleur, c'est bien vous qui faisiez ma chambre
ce matin ?
LAFLEUR.
C'est toujours moi qui fais la chambre de Madame.
CLAUDINE.
Dites-moi alors que signifiait ce bruit de porcelaines
cassées que j'ai entendu tout-à-l'heure?
LAFLEUR.
C'est le service de toilette de Madame qui est tombé à
terre.
CLAUDINE.
Il n'est pas tombé tout seul, j'imagine?
LAFLEUR.
Mais si, Madame, il m'a échappé des mains.
CLAUDINE.
Ce qui veut dire que vous avez été maladroit.
LAFLEUR.
Non pas, Madame, je ne savais pas qu'il était plein d'eau,
alors, comme il était plus lourd que je ne pensais, il est
tombé à terre et s'est cassé en mille morceaux.
CLAUDINE.
C'est un objet de prix, il faudra me le remplacer.
LAFLEUR.
Que Madame m'excuse, mais je gagne trop peu chez elle
pour lui renouveler sa vaisselle
Les trois souhaits 69
CLAUDINE.
Platt-il?
LAFLEUR.
Quand on ne touche à rien, on ne casse rien.
CLAUDINE.
Vous êtes impertinent, je crois !
LAFLEUR.
Madame ne voudrait pas me faire payer un objet, qui
d'ailleurs n'était plus neuf. La casse n'est pas au compte
des domestiques. Du reste, je ne veux pas discuter avec
Madame, j'aurais toujours tort. Je ne payerai pas le vase.
CLAUDINE.
Vous êtes un drôle ! Allez, je vous chasse !
LAFLEUR.
Je compte bien que vous me payerez auparavant.
CLAUDINE.
Insolent! Allez-vous-en. (Lafleur sort,) A-t-on vu? Ces
domestiques qui se rebiffent ! On ne peut plus se faire servir
maintenant! Mais voici Boniface, mon cocher, sera-t-il
aussi insolent que les autres, celui-là !
SCÈNE IX
CLAUDINE, BONIFACE.
CLAUDINE.
Te voici, Boniface? Apprête la voiture, je veux sortir
tout-à-l'heure.
BONIFACE.
Ce n'est pas possible, Madame. Les chevaux ne sont pas
en état.
70 Ombres chinoises
CLAUDINE.
Comment cela ?
BONIFACE.
La jument s'est couronnée, son genou est à vif et l'autre
a des coliques.
CLAUDINE.
Tu ne m'avais pas dit cela.
BONIFACE.
J'vous le dis maintenant. Et puis, moi, j'ai la fièvre.
CLAUDINE.
Ah ça, toute l'écurie est donc malade !
BONIFACE.
Faites excuses, Madame, je ne fais pas partie de l'écurie.
CLAUDINE.
Tu es bien susceptible, mais tu soignes bien mal tes
chevaux.
BONIFACE.
Je les soigne comme je, peux. J'voudrais bien vous voir
à ma place ?
CLAUDINE.
Tu es insolent maintenant. Eh bien, mon garçon, je me
priverai de tes services.
BONIFACE.
Comme vous voudrez, aussi bien j'en ai assez de votre
maison. J'vous rends votre voiture, vos chevaux, votre
paille, votre avoine et je vais m'en retourner chez moi.
Bonjour ! {Il sort.)
Les trois souhaits 71
SCÈNE X
CI.AUDINE.
A-t-on vu un aussi grossier personnage ! Avec tout cela
me voilà sans domestiques, car je ne puis plus les garder;
quand je les commande, ils ne m'obéissent pas, quand je
les gronde, ils s'en moquent. Je n'ai pas la moindre autorité
sur eux, je suis trop vieille pour qu'ils m'écoutent. Ah! j'ai
été trop étourdie. J'aurais dû plutôt choisir le sort de ma
i eune maîtresse, à qui on laisse faire ce qu'elle veut. Elle
n'a pas à commander, c'est vrai, mais elle n'a pas non plus
à obéir. Cependant elle a un vieux tuteur qui la dirige,
mais elle en fait ce qu'elle veut. Allons I essayons de cette
nouvelle métamorphose. (Elle entre dans le pavillon.)
SCENE XI
CLAUDINE en neune fille, LE TUTEUR,
(sortant du pavillon.)
LE TUTEUR.
Allons, allons! Mademoiselle, ne sortez pas, le temps est
à l'orage, vous allez vous mouiller, il pleut déjà.
CLAUDINE.
Eh non ! Il ne pleut pas !
LE TUTEUR.
Voyons, Mademoiselle, qu'avez-vous ? Vous avez l'air
agacée.
CLAUDINE.
J'ai que je suis assez grande pour aller et venir à ma
guise. Je ne suis plus une petite fille et vos attentions con-
72 Ombres chinoises
tinuelles, me sont désagréables. Vous êtes mon tuteur, c'est
convenu, mais vous avez plutôt l'air de mon geôlier.
LE TUTEUR.
Allons! Je vais vous laisser seule, vous ne vous plaindrez
plus. (Il sort.)
SCÈNE XII
CLAUDINE, puis LÉANDRE.
CLAUDINE.
Que fait-il donc, mon cousin Léandre? il sait pourtant bien
que c'est l'heure où je me promène seule dans le jardin.
LÉANDRE.
Bon ! Voilà ma cousine, elle est toujours sur mes pas,
cette petite fille.
CLAUDINE.
Bonjour cousin! Savez-vous que je ne suis pas contente
que ce soit moi qui vous dise bonjour la première.
LÉANDRE.
Je n'en suis pas moins votre serviteur ; excusez-moi, j'ai
tant de pensées dans la tête.
CLAUDINE.
La première devrait être pour moi.
LÉANDRE.
Je pense aussi à vous, mais d'abord à ma fiancée.
CLAUDINE.
Vous allez vous marier et je n'en savais rien.
LÉANDRE.
Il était inutile d'informer toute la terre, que j'allais
Les trois souhaits 73
épouser Mademoiselle de La Tour Prends-Garde, la riche
héritière des barons de Grossac.
CLAUDINE.
Et c'est à moi que vous dites cela ? Quand je croyais,
j'espérais
LÉANDRE.
Vous espériez quoi ? Je ne vous ai jamais fait rien es-
pérer, et puis, vous êtes encore une petite fille; à quinze ans
c'est à peine si on a quitté sa poupée.
CLAUDINE, piquée.
C'est vrai I Eh bien, cousin, allez rejoindre votre belle.
Je vais rejoindre ma poupée, adieu !
{Léandre sort.)
SCÈNE XIII
CLAUDINE, puis LE TUTEUR.
CLAUDINE.
Eh bien oui, voilà 1 J'ai été encore trop pressée. Je suis
trop jeune pour songer à prendre un mari et trop pauvre
pour en trouver un... Allons, j'aurais dû garder ma pre-
mière position.
LE TUTEUR, entrant.
Eh bien, maintenant, êtes-vous plus calme, voulez-vous
faire une petite promenade. Je vous offre mon bras.
CLAUDINE.
Je vous remercie, je vais rentrer.
LE TUTEUR.
Ah ! Vous avez changé d'avis.
5
74 Ombres chinoises
CLAUDINE.
J'en change quelquefois, mais cette fois-ci, je vous
réponds que je ne changerai plus.
LE TUTEUR.
Je vous laisse alors. (Il rentre à la maison.)
CLAUDINE.
Allons ! mes épreuves sont terminées, adieu mes rêves I
(Elle rentre dans le pavillon.)
SCÈNE XIV
CLAUDINE, sortant du pavillon dans le costume de la
première scène, — puis LA FÉE et NICOLAS.
AiB : La bonne aventure, à gué.
Maintenant j'ai retrouvé
Çlonde chevelure
Œil brillant, nez retroussé
Et belle figure
Je ne voudrais plus changer
J'en cpnpais trop le danger
La bonne aventure
Ogué
La bonne aventure !
CLAUDINE.
Me voilà redevenue Claudine, la petite servante, et je
n'en suis pas fâchée, au moins maiiQtenant, je suis à ma
place. (La fée se montre.) Ah! marraine, vous m'avez donné
une leçon, j'en profiterai.
LA PÉB.
Je l'espère, Claudine. Vois-tu, il ne faut jamais se plaindre
de son sort, ni regarder au-dessus de soi.
Les trois souhaits 75
NICOLAS, entrant.
Ah I c'est vous, Mamselle Claudine. J'vous croyais
perdue.
CLAUDINE.
J'étais perdue en effet, mais pas pour longtemps. Allons,
dis-moi ce que tu avais à me dire.
NICOLAS.
Dame, Claudine, c'est toujours la même chose. J'ose pas,
faudrait m'encourager.
CLAUDINE.
Eh ben, Nicolas, n'aie plus de chagrin. Dans deux ans,
tu me parleras tant que tu voudras.
LA FÉE.
Et tu l'épouseras par-dessus le marché.
(Rideau)
LA CASSETTE DU DOCTEUR
Colombine.
Pierrot.
Le Docteur.
Arlequin.
Scapin.
Le Gendarme.
DÉCOR
Une falaise au bord de la mer. — Rocher à droite.
A la Scène XI, la cassette apportée par Colombine est
fixée dans ses bras par une épingle recourbée qui s'enlève
dans la coulisse à la Scène XII.
COSTUMES
Colombine, Soubrette Louis XV.
Pierrot, Costume légendaire de la Comédie Italienne.
Le Docteur, id.
Arlequin, id.
Scapin, id.
Un Gendarme, Costume moderne.
La Cassette du Docteur
ARLEQUINADE EN UN ACTE
PERSONNAGES
COLOMBINE.
PIERROT.
Le Docteur.
ARLEQUIN.
SGAPIN.
Le Gendarme,
78 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
PIERROT, COLOMBINE.
PIERROT.
Je te dis que non.
COLOMBINE.
Je te dis que si !
PIERROT.
Jamais tu ne me feras commettre une mauvaise action,
COLOMBINE.
Mais ce n'est pas une mauvaise action.
PIERROT.
Je te dis que si 1
COLOMBINE.
Je te dis que non ! Du reste, mon cher Pierrot, c'est à
prendre ou à laisser : pas de cassette, pas de Colombine !
PIERROT.
Mais tu y tiens donc bien ?
COLOMBINE.
Eh ! sans doute, j'y tiens 1 Ce doit être une fortune...
PIERROT.
Mais enfin, comment le docteur, notre maître, t'a-t-il dit
cela?
COLOMBINE.
Voilà ! C'était après son dernier accès de goutte, je l'avais
privé de vin, de café, de cognac, de gibier, de salade, de
citrons, d'oranges, de tout enfin ! Jamais un goutteux
n'avait été soigné ainsi I II avait toujours la goutte, mais
La cassette du Docteur 79
il avait été bien soigné, ce qui est l'important... pour le
médecin. Alors dans sa reconnaissance, il me dit: Colom-
bine, mon enfant, je veux reconnaître tes bons services ; tu
vois cette cassette? Eh bien, elle est à toi ! — J'allais la
prendre vivement, quand il ajouta : tu en prendras posses-
sion après ma mort.
PIERROT.
Eh bien, tu vois, le docteur n'est pas mort, puisque depuis
hier il s'est installé ici au bord de la mer avec tout son
personnel : Arlequin, Scapin, toi et moi. Il est vrai que c'est
pour sa santé, mais, dans un si beau pays, il ne consentira
jamais à mourir.
COLOMBINE.
Aussi l'important n'est pas qu'il meure, c'est que j'aie la
cassette, qui est à moi, bien à moi, comme il me l'a dit.
pieArot.
Cependant...
COLOMBINE.
Est-ce l'amour que tu dis avoir pour moi, qui te rend si
scrupuleux ? mais, mon pauvre bêta de Pierrot, tu ne rai-
sonnes pas. Le docteur m'a-t-il promis sa cassette, oui ou
non ?
PIERROT.
Oui I Puisque tu le dis.
COLOMBINE.
Eh bien ! Chose promise, chose due ! Et ce n'est pas voler
que de prendre son dû.
PIERROT.
En es-tu bien sûre ?
COLOMBINE.
Mais certainement, grand nigaud I
80 Ombres chinoises
AIR : —Le Serin.
N» 5;des Chants du 1" Age. L. Houssot.
I
Tiens ! Je le promets un baiser
Un tout petit baiser pour rire,
Tu le prends, il n'est p"s volé,
Ne t'ai-je pas autorisé.
II
Ce baiser, qui te vient de moi,
— Comprends ce que je veux te dire, —
C'est ta conquête, il est à toi,
Tu peux le garder sans effroi .
111
Donc, si le docteur m'a fait don
De sa précieuse cassette
Elle est à moi, je le répète.
Grand imbécile, prends-là donc.
PIERROT.
C'est ma foi vrai ! Cela me décide, je prendrai la cassette
du docteur.
COLOMBINE.
A la bonne heure ? Et quand tu m'auras remis la cassette,
nous nous marierons.
PIERROT.
J'y cours, ma chère Colombine !
COLOMBINE.
Attends ! Une dernière précaution ! Méfle-toi d'Arlequin
et de Scapin... s'ils se doutaient?...
PIERROT.
Oh ! Je suis plus malin qu'eux, n'aie pas peur ! (Il sort.)
La cassette du Docteur 81
SCÈNE II
COLOMBINE, puis ARLEQUIN.
COLOMBINE.
J'ai eu bien de la peine à le décider, mais enfin j'ai pu le
convaincre. C'est vrai, depuis que le docteur m'a promis
cette cassette, je meurs d'envie de savoir ce qu'il y a dedans.
C'est un cadeau qu'il a voulu me faire, par conséquent ce
doit être de l'or ou des bijoux. Voilà qui va'nous être utile
pour nous mettre en ménage. Au fond, je n'ai pas de remords !
N'est-ce pas rendre un service au docteur que de l'obliger à
tenir sa parole? Car enfin, s'il m'avait oubliée sur son
testament, la cassette reviendrait à ses héritiers et ainsi sa
volonté âe serait pas remplie.
ARLEQUIN, entrant.
Que ra jontes-tu là toute seule, Colombine ?
COLOMBINE.
Des ch jses qui ne te regardent point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN.
Oh ! oh î Je viens de te voir causer avec Pierrot. Vous
méditez quelque mauvais coup ensemble.
COLOMBINE.
Peut êUe bien! En tout cas, tu n'as pas besoin de savoir
ce que nous disions.
ARLEQUIN.
Et si je le devinais ?
COLOMBINE.
Tu serais bien malin I mais rien ne t'empêche de faire des
suppositions.
5.
82 Ombres chinoises
ARLEQUIN.
Avoue que vous méditez quelque tour contre le docteur.
COLOMBINE.
Notre maître ] Que nous aimons tant 1 Peux-tu le penser I
ARLEQUIN.
Ou contre un autre.
COLOMBINE.
C'est bien possible, mais je ne te dirai rien... parce qu'il
n'y a rien. Et sur ce, mon très curieux Arlequin, je te tire
ma révérence ! (Elle sort.)
SCÈNE III
ARLEQUIN, puis PIERROT.
ARLEQUIN.
Que pouvait-elle bien raconter ainsi à Pierrot ? Depuis
quelque temps ils sont toujours ensemble. Ces gaillards-là
s'entendent comme larrons en foire 1 Oh! mais Pierrot sera
moins discret, je l'interrogerai et, s'ils ont fait quelque
bonne affaire, j'en veux ma part.
PIERROT, entrant, à part.
Le coup est fait! Je viens de prendre la cassette et l'ai
cachée dans la chambre de Golombine. Maintenant elle ne
me refusera plus sa main.
ARLEQUIN, apercevant Pierrot.
Hé mais, ce bloc de farine, ce fantôme blanc qui regarde
la mer, n'est-ce pas Pierrot ? Hola I Pierrot I
PIERROT.
Arlequin I (A part.) Pourvu qu'il n'ait rien vu !
La cassette du Docteur 83
ARLEQUIN.
Hé ! Que fais-tu ici ?
' PIERROT.
Ce que tu y fais toi-même. Je prends l'air pur !
ARLEQUIN.
Tu ne prends que cela ?
PIERROT, à part.
Kst-ce qu'il se douterait ? (Haut.) Mon Dieu, oui. Il fait
si bon ici, l'air y est doux, toutes les fleurs répandent des
parfums enivrants.
ARLEQUIN.
Ça te fera mal à la tête.
PIERROT.
Je ne crois pas. Le docteur m'a recommandé de me pro-
mener. _(i part.) Je voudrais bien m'en débarrasser pour
prévenir Colombine.
ARLEQUIN.
A moi aussi, le docteur a recommandé le soleil : Veux-tu
nous promener ensemble ?
PIERROT, à part.
Il ne veut pas me quitter ! Je crois qu'il se doute de
quelque chose.
ARLEQUIN.
Dis, veux-tu nous promener tous deux? Tu causes si bien.
PIERROT.
C'est que...
ARLEQUIN.
Il hésite. Il veut rester seul, ne le quittons pas.
PIERROT.
C'est que ma promenade est finie et j'allais...
84 Ombres chinoises
ARLEQUIN.
Où allais-tu ? J'irai avec tpi.
PIERROT.
Viens donc ! (A part.) Je le lâcherai en route. (Ils sortent.)
SCÈNE IV
Le Docteur, SCAPIN.
le docteur.
Oui, Scapin, comprends-tu cela? Ma cassette. — Je la
egardais encore ce matin. — Eh bien, elle a disparu.
SCAPIV.
N'ayez pas peur, mon cher maître, je la retrouverai.
D'abord, il faut savoir qui a fait le coup? Je soupçonne
Pierrot ou Arlequin. Ils sont capables de tout.
LE DOCTEUR.
Et qui te fait penser ?
SCAPIN.
On ne les a pas vus de la matinée. Laissez-moi faire, je
vous rattraperai votre voleur.
LE DOCTEUR.
Ma pauvre cassette !
SCAPIN.
Elle était bien pleine ?
LE DOCTEUR.
Oh oui, jusqu'au bord.
SCAPIN, à part.
C'est bon à savoir. (Haut.) Eh bien, si j'ai un conseil à
vous donner, c'est d'aller vous reposer un moment. S'ils
La casselte du Doclear 85
nous voyaient ensemble, ils se méfieraient, mais ils ne
craindront rien de moi.
LE DOCTEUR.
Tu as peut-être raison. (Il sort.)
SCÈNE V
SCAPIN.
Scapin, mon ami, sois habile! Il faut maintenant que la
cassette soit à toi.
SCÈNE YI
SCAPIN, PIERROT.
PIERROT.
Je m'en suis débarrassé ! (Apercevant Scapin.) Oh !
Scapin ! Encore un que je n'attendais pas.
SCAPIN.
Hé ! Te voilà Pierrot ?
PIERROT.
Comme tu vois, je prends l'air!
SCAPIN.
C'est bien peu I (A part.) Frappons tout de suite le grand
coup ! (Haut.) Alors tu prends l'air tranquillement comme
ça, sans remords ?
PIERROT, à part.
Est-ce qu'il se douterait aussi ? (Haut.) Pourquoi des
remords ?
SCAPIN.
Dame, mon cher Pierrot; à ta place je serais moins calme.
86 Ombres chinoises
PIERROT, à part.
Il sait tout I (Hant.) Pourquoi ?
SCAPIN.
Parce que le Docteur s'est aperçu du vol de sa cassette.
PIERROT.
Ah I on lui a volé sa cassette ? Ce n'est pas moi.
•SCAPIN, à part.
C'est lui 1 (Haut.) Il est bien possible que ce ne soit pas
toi, mais le Docteur croit que c'est toi.
PIERROT.
Et alors?
SCAPIN.
Alors, je dois t'avouer que le Grand Ju^e est averti, que
ton signalement est donné et que d'un moment à l'autre,
tu peux être arrêté.
PIERROT.
Diavolo ! Comment faire?
SCAPIN.
Mais si tu ne l'as pas prise, tu n'as rien à craindre.
PIERROT.
Certes! Je ne l'ai pas prise... c'est tout au plus si je l'ai
empruntée.
SCAPIN.
C'est tout comme 1 Eh bien, rends-la moi, et il ne te sera
rien fait.
PIERROT.
Est-ce que tu la rendrais, toi ?
SCAPIN, hésitant.
J'avoue que...
La cassette du Docteur 87
PIERROT.
Alors tu me comprends.
SCAPIN.
Il faut pourtant que tu sortes de là. Ah ! si je l'avais
prise, moi, je sais bien ce que je ferais.
PIERROT.
Que ferais-tu ?
SCAPIN.
Mais je ne l'ai pas prise.
PIERROT.
Voyons, mon cher Scapin, dis-moi ce que tu ferais.
SCAPIN.
Eh bien, donne-moi la moitié du trésor et je te le dirai-
PIERROT.
La moitié, c'est beaucoup.
SCAPIN.
Et si tu es pendu, tu n'auras rien.
PIERROT.
Eh bien, viens avec moi, nous allons partager.
SCAPIN, à part.
Allons donc ! J'y suis arrivé.
PIERROT.
Je vais te conduire, mon adorable Scapin.
SCAPIN.
Je te suis, aimable Pierrot. {Ils sortent.)
88 Ombres chinoises
SCÈNE VII
ARLEQUIN, puis Le Docteur.
ARLEQUIN.
Pierrot m'a glissé entre les mains. Comment le rattraper
maintenant ? Evidemment, il ne se souciait pas de m'avoir
pour compagnon ; c'est qu'il aura fait quelque bonne affaire
dont il ne veut pas me donner une part. Raison de plus
pour ne pas le quitter.
LE DOCTEUR.
Je me suis assez reposé, j'aime mieux me promener.
Justement voici Arlequin. Quand on voit Arlequin, Pierrot
n'est pas loin. Hola I Arlequin !
ARLEQUIN.
Le Docteur ! Que voulez-vous, mon bon maître ?
LE DOCTEUR.
Il ne tremble pas en me voyant I Mais tous mes valets
sont tellement effrontés ! Je vais l'intimider : (Haut.) Tu
m'as pris ma cassette !
ARLEQUIN.
Vous aviez une cassette ?
LE DOCTEUR.
Avoue que c'est toi et rends-la moi, je ne te ferai rien.
ARLEQUIN.
Comment me pouvez-vous soupçonner. Moi, Arlequin, un
si honnête homme !
LE DOCTEUR, à part.
Il n'a pas tremblé. (Haut.) Mais alors, si ce n'est pas toi,
c'est Pierrot.
La cassette du Docteur 89
ARLEQUIN.
Eh! Sans doute ! Ce ne peut être que Pierrot I {A part.)
Tout s'explique maintenant. Si Pierrot m'évitait, c'est qu'il
avait pris la cassette.
LE DOCTEUR.
Eh bien, où est Pierrot ? On t'a vu avec lui.
ARLEQUIN.
On m'a vu avec lui ! Qui ça ?
LE DOCTEUR.
Scapin, parbleu !
ARLEQUIN.
Scapin ! {A part.) Toujours à nous espionner, ce Scapin!
LE DOCTEUR.
Voyons, où est Pierrot, que le lui reprenne la cassette
qu'il m'a volée.
ARLEQUIN.
Je ne sais pas, moi ! Je l'ai bien vu comme cela, de loin ;
mais je ne sais pas où il est.
LE DOCTEUR, à part.
Je vois que Scapin m'a trompé ; il a dû s'arranger avec
Pierrot pour garder mon trésor. C'est à Arlequin que
j'aurais dû me confier. [Haut.) Dis-moi, Arlequin, aimes-tu
les petits écus ?
ARLEQUIN.
Mais oui, docteur, quand ils ne sont pas rognés.
LE DOCTEUR.
Eh bien, si tu peux reprendre ma cassette à Pierrot et me
la rendre, je te donnerai un petit écu.
ARLEQUIN.
Un seul petit écu ? «
90 Ombres chinoises
LE DOCTEUR.
Eh bien, je t'en donnerai deuxl Va me la reprendre, mon
cher Arlequin.
ARLEQUIN.
J'y cours, mon bon maître. (A part.) Mais si je puis la
reprendre, je la garde pour moi. (Il sort.)
SCÈNE VIII
Le Docteur, puis PIERROT.
LE docteur.
Excellente nature ! Il ferait tout pour un petit écu ! Oh !
mais qu'est-ce que je vois là? N'est-ce pas Pierrot? Oui,
c'est lui-même ! Ah ! parbleu ! la rencontre est bonne, je
vais me faire rendre moi-même ma cassette, comme cela,
je gagnerai deux petits écus.
PIERROT, entrant en chantant.
Tralalalère ! Tralalala. Jamais Scapin ne reviendra !
{Apercevant le docteur.) Oh I Le docteur ! Comment sortir
delà!
LE DOCTEUR.
Hé ! Tu es bien gai, Pierrot ?
PIERROT.
Oui, mon bon maître, oui, parce que j'ai un poids de
moins sur la conscience. Oui I J'avais eu la faiblesse de vous
emprunter votre cassette; vous savez, on a des idées...
mauvaises quelquefois, mais on a du cœur, on se repent.
LE DOCTEUR.
C'est bien, cela. Alors tu l'as remise à Scapin ?
La cassette du Docteur 91
PIERROT.
Oh, non I II l'aurait gardée.
LE DOCTEUR.
Alors, tu me la rapportes ?
PIERROT.
Pas précisément.
LE DOCTEUR.
Enfin, tu ne la gardes pas ?
PIERROT.
Non, mais je vais vous dire où je l'ai cachée, vous la
reprendrez vous-même.
LE DOCTEUR.
Je savais bien que tu étais gentil.
PIERROT.
Eh bien, regardez par ici. Voyez-vous ces rochers à pic et
ces vagues qui viennent se briser dessus, et ce gros rocher ?
LE DOCTEUR.
Où ça, ce gros rocher ?
PIERROT.
Là î Penchez-vous un peu. Vous voyez ? Penchez-vous
encore. — Oh I mon Dieu! Il est tombé ! {Le docteur tombe.)
Mon pauvre docteur ! Tu n'as plus besoin de cassette main-
tenant I Elle est bien à nous !
SCÈNE IX
PIERROT, ARLEQUIN.
ARLEQUIN.
Ah ! Pierrot ! Je te cherche partout !
92 Ombres chinoises
PIERROT, à part.
Arlequin ! Je l'avais oublié ! Comment me débarrasser de
celui-là ! (Haut.) Et moi aussi, je te cherche ! Je voulais
t'inviter à dîner.
ARLEQUIN.
J'accepte, mon cher Pierrot, j'accepte.
PIERROT, à part.
C'est un ivrogne. Je mettrai un peu de poison dans son
vin et tout sera dit.
ARLEQUIN.
Tu es un véritable ami !
PIERROT,
Je t'ai toujours aimé. Allons, viens, mon bon Arlequin,
tu vas voir comme je vais bien te traiter ?
ARLEQUIN.
Tu as donc de l'argent ?
PIERROT.
Quelques petites économies... que personne ne connaît;
nous les mangerons ensemble. Va, passe le premier. (Ils
sortent.)
SCÈNE X
coLOMBiNE, entrant avec un coffret.
Il a pris la cassette du docteur et l'a mise dans ma
chambre, c'est bien imprudent ! Moi d'abord je me moque
de la cassette, c'est son contenu que je voudrais connaître.
Pierrot ne va pas tarder sans doute à venir.
La cassette da Docteur 93
SCÈNE XI
COLOMBINE, PIERROT.
PIERROT.
C'est fait ! Ah ! ça n'a pas été long. Au premier verre de
vin je lui ai mis une petite poudre dans son verre et un
moment après, il a fait couic! Me voici libre, riche, heureux
et, chose étonnante, je n'ai pas l'ombre d'un remords.
Am : De la Boulangère.
I
Maintenant que j'ai des écus,
Je suis à mon affaire,
Tous mes soucis sont disparus,
Plus de tristesse amère ;
Bien plus,
Mon sort est très prospère.
II
Avec Colombine, je vais
Passer ma vie entière.
Nous habiterons un palais
Ou bien une chaumière.
Jamais
Nous n'aurons de misère !
Comme je vais jouir de la vie dans ce beau pays, avec
Colombine I Tiens! Justement la voici. Bonjour Colombine!
COLOMBINE.
Ah ! te voilà ! Dis-donc, j'ai la cassette avec moi. On
aurait pu la découvrir dans ma chambre.
PIERROT.
Qui ça ?
94 Ombres chinoises
Mais Scapin !
Il est mort I
Ou bien Arlequin.
Il est mort !
Enfin, le docteur !
Il est mort !
COLOMBINE.
PIBRROT.
COLOMBINE.
PIERROT.
COLOMBINE.
PIERROT.
COLOMBINE.
A h bah! Ils sont tous morts. Comment cela est-il arrivé?
PIERROT.
Oh ! C'est bien simple! Scapin a voulu prendre un bain
de mer et il s'est noyé. Le docteur, lui, regardait dans la
mer ; tiens, là ! Il s'est trop penché et est tombé dans l'eau.
Quant à Arlequin, je l'avais invité à déjeuner ; en se mettant
à table, il a eu une congestion et il a fait couic ! — Allons I
Oublions tout cela et voyons ce qu'il y a dans la cassette.
COLOMBINE.
Elle n'est pas bien lourde.
PIERROT.
Lourde ou légère, qu'elle soit pleine, c'est tout ce que
je demande. (li ouvre la cassette qui est pleine de papiers.)
COLOMBINE.
Des papiers et pas d'argent ! Nous sommes volés !
PIERROT.
Qui sait ! Ce sont peut-être des obligations, des actions,
des titres de rentes...
La cassette du Docteur 95
COLOMBINE.
Hélas ! Ce ne sont que des recettes, vois plutôt.
PIERROT, lisant.
Recette infaillible pour le mal de dents : — Si une dent
vous fait mal, arrachez-la, vous n'en souffrirez plus.
COLOMBINE.
Elle est jolie, la recette !
PIERROT .
Une autre. Recette infaillible pour les cors aux pieds : —
Si vous avez un cor aux pieds, faites- vous couper la jambe.
Le cor ne reviendra pas.
COLOMBINE.
Et voilà les médecins !
PIERROT.
Si vous avez un rhume de cerveau, mettez-vous dans un
courant d'air, vous attrapez une fluxion de poitrine qui
vous emportera et, avec vous, le rhume de cerveau.
COLOMBINE.
Rien obligé 1 Et voilà le cadeau du docteur? Tu n'es qu'un
imbécile !
PIERROT.
Moi ! Un imbécile ?
COLOMBINE.
Eh ! sans doute, tu n'es qu'un imbécile î
PIERROT.
Est-ce que je pouvais savoir?
COLOMBINE.
Il fallait savoir ! Je ne veux pas d'un homme aussi bête
que toi. Je te reprends ma parole ; je ne t'épouserai pas,
adieu! {Elle sort.)
96 Ombres chinoises
SCÈNE XII
PIERROT, puis Un Gendarme.
PIERROT.
Oh I mon Dieu I Eh bien, me voilà joli maintenant I Je
suis un voleur, un assassin, tout cela par amour et Colom-
bine ne veut plus de moi I Mon Dieu 1 Que je suis malheu-
reux!
UN GENDARME, entrant.
Halte-là! C'est vous qui vous nommez le nommé Pierrot?
Eh bien, mon gaillard, je ne sais pas ce que vous avez dans
le corps, pour être un criminel dans un pays aussi remar-
quablement supérieur ! Vous allez me suivre en prison.
PIERROT.
Ah ! mon Dieu ! J'aurais dû m'y attendre. Je vous suis,
gendarme I
(Rideau.)
LE CRIME DE SAINT-JUST
VI
LE CRIME DE SAINT-JUST
Valentin.
Richepanse.
Larisette.
Fricandard.
Ratatouille.
DECOR
Une place publique. — A gauche une grange. — A droite
une charcuterie.
COSTUMES
Valentin, Costume de touriste.
Richepanse, Juge, toge et robe.
larisette, Gendarme.
Fricandard, Grands tabliers, bras nus.
Ratatouille, id.
Le crime de Saint^Just
COMÉDIE EN UN ACTE
PERSONNAGES.
VALENTIN, voyageur.
RICHEPANSE, juge.
LARISETTE, gendarme.
FRICANDARD, charcutier.
RATATOUILLE, charcutier.
100 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
VALENTIN.
Je suis fait comme un voleur et cependant c'est moi qui
suis volé. Personne ne le croirait, pourtant c'est l'absolue
vérité. Ecoutez mon aventure. J'aime les excursions, et
surtout les excursions fantaisistes, partant sans avoir de
but, sans savoir où je vais, à pied bien entendu et ne man-
quant jamais le train que je n'attends jamais. Comme je
voyage toujours seul, je m'arrête quand je veux, je pour-
suis mon chemin quand il me plaît et je cause avec la
nature qui est toujours de mon avis. Or, hier soir, comme
je sortais d'un bois, je me trouvai tout à coup en face de
trois gaillards déguenillés qui, sans me dire un mot, sautè-
rent sur moi, s'emparèrent de mes vêtements et me lais-
sèrent tout nu au pied d'un arbre. L'endroit était désert,
je jugeai inutile de crier. Ces gentilshommes de grand
chemin avaient cependant eu une attention ; du moins l'un
d'eux, celui qui avait revêtu mes habits, m'avait laissé ses
guenilles que j'endossai avec plaisir et qui me permirent
d'arriver jusqu'à ce village où je vais me reposer. Voici
d'abord une grange où je réparerai mes fatigues. {Il rentre
dans la grange à droite).
SCÈNE II
FRIGANDARD, et RATATOUILLE, entrant par la gauche.
FRICANDARD.
La meilleure manière est de lui donner un coup de massue
sur la tôte.
Le crime de Saini-Jasi 101
RATATOUILLE .
Evidemment le procédé est bon, mais il n'est pas définitif,
il arrive souvent que le sujet n'est qu'étourdi.
FRICANDARD.
Peut-être, eh bien nous le saignerons. D'aulant plus que
nous n'avons pas de temps deperdu. C'est àsix heures je crois
que nous trouverons Monsieur Richepanse.
RATATOUILLE.
Oh! nous ne le manquerons pas.
FRICANDARD.
Tu as repassé ton couteau ?
RATATOUILLE.
11 est fraîchement aiguisé.
FRICANDARD.
Allons, le moment est venu, viens !
RATATOUILLE.
Je te recommande surtout de le bien tenir, de façon à ce
qu'il ne bouge pas.
FRICANDARD.
Sois tranquille ! Tu regorgeras du premier coup, {ils
rentrent à droite).
SCÈNE III
VALENTIN, sortant de la grange.
Qu'ai-je entendu ? J'en suis encore tout tremblant. Ce
sont peut-être les brigands qui m'ont dévalisé. Us vont le
couper par morceaux. C'est sans doute un pauvre voyageur
comme moi. Que faire? Je ne puis pas laisser commettre
un crime ; il faut intervenir. Si j'avais des armes ! Mais
6.
102 Ombres chinoises
rien! Et ceci se passe en plein jour dans un pays civilisé,
c'est horrible ! J'ai envie de crier au secours...
SCENE IV
VALENTIN, LARISETTE.
LARisETTE, à part
Un étranger !
VALENTIN, sans voir Larisette.
J'ai envie d'aller avertir la gendarmerie. (Il va pour
sortir.)
LARISETTE, l'arrêtant.
Un instant ! Vos papiers.
VALENTIN.
Il s'agit bien de mes papiers ! Gendarme, on va commettre
un crime.
LARISETTE.
Ça ne me regarde pas. Vos papiers ?
VALENTIN.
Mais, malheureux. Il n'y a pas un instant à perdre. Le
crime se commet peut-être en ce moment. Il faut l'empê-
cher à tout prix ! A tout prix, entendez-vous?
LARISETTE.
J'entends bien. Vous voulez gagner du temps. Mais le
gendarme Larisette est un malin, on ne lui en fait pas
accroire.
VALENTIN.
Mon Dieu, que ce gendarme est entêté I Mais vous n'avez
donc pas de cœur ? Vous n'avez donc pas d'âme ? Vous ne
connaissez donc pas vos devoirs ?
Le crime de Saint- Jus f 103
LARISETTE.
Mes devoirs ! Je les connais mieux que vous ! J'ai été
averti que certaines personnes de mauvaise mine diva-
guaient dans la commune de Saint- Just et j'ai reçu l'ordre
de les arrêter ; vos papiers ?
VALENTIN.
Mais enfin, je n'ai pas mauvaise mine,,mol?
LARISETTE.
C'est que vous ne vous êtes pas regardé ! — D'abord tout
un chacun qui n'a pas de papiers, a mauvaise mine. Vos
papiers^?
VALENTIN.
Mes papiers! Mes papiers! Est-ce que j'en ai des papiers ?
C'est-à-dire, si, j'en avais, mais on me les a pris.
LARISETTE.
Je vais vous confondre. On ne prend pas de papiers, on
prend de l'argent, des valeurs, des bijoux, mais on ne
prend pas de papiers I A quoi ça servirait-il de prendre des
papiers? Mais enfin, une supposition que vous aviez des
papiers, qui est-ce qui vous les a pris.
VALENTIN.
Des malfaiteurs qui m'ont dévalisé.
LARISETTE.
Vous voyez bien que vous mentez ! S'ils vous ont déva-
lisé, ils n'ont pas pris vos papiers. Quand on dévalise
quelqu'un on prend sa valise.
VALENTIN.
Mais mes papiers étaient dans ma valise.
LARISETTE.
C'est invraisemblable ! On porte toujours ses papiers sur
soi. Enfin, supposons toujours que vous aviez des papiers ?
t04 Ombres chinoises
Si des malfaiteurs vous les ont pris, vous devez savoir où
sont ces malfaiteurs ?
VALENTIN.
Parbleu ! Ce sont sans doute ceux q ji sont dans cette
maison cù ils vont assassiner un homme !...
LARISETTE.
Alors ce sont des assassins et non des malfaiteurs.
VALENTIN.
Assassins ! Malfaiteurs I c'est la même chose !
LARISETTE.
Et d'abord, pourquoi dites-vous que ce sont des assas-
sins? Si c'étaient des assassins, ils vous auraient tué et
n'auraient pas pris vos papiers.
VALENTIN.
Mais, malheureux gendarme, je viens de les entendre
comploter leur crime... Je ne crois pas que l'homme soit
déjà tué, c'est pour cela que je vous supplie de les arrêter
auparavant.
LARISETTE.
Je ne peux pas arrêter un homme pour un crime qu'il
n'a pas commis encore.
VALENTIN.
Mais vous pouvez empêcher qu'il commette ce crime.
LARISETTE.
Non pas ! Je n'ai pas reçu d'ordre. Si mon brigadier
m'avait dit : « Larisette, voici un homme qui va commettre
un crime, il faut l'arrêter ! » Je l'arrêterais ! mais autre-
ment, je ne peux pas, parce que tant qu'il n'a pas commis
de crime, il est innocent.
VALENTIN.
Il ne le sera plus tout à l'heure.
Le crime de Saint-Just 105
LARISETTE.
Alors, tout à l'heure, nous verrons ! Quant à vous, je
vous arrête, parce que vous êtes coupable, puisque vous
n'avez pas de papiers.
vALENTiN, exaspéré.
Air : Garde à vous.
Des papiers !
Des papiers !
Que voulez-vous qu'j'en fasse?
Jamais je n'm'embarasse
En voyage, de papiers !
De papiers !
De papiers !
Je ne fais pas usage
De tous ces griffonnages
Qui servent aux greffiers.
Des papiers ! (ter)
LARISETTE.
Voyons ! n'aggravez pas votre situation ! Tout le monde
a des papiers. Moi, qui vous parle, j'ai des papiers.
D'abord, mon acte de naissance qui prouve que je suis né :
Tenez ! montrez-moi seulement votre acte de naissance et
je vous laisse aller.
VALENTIN.
Mais on ne voyage pas avec son acte de naissance...
LARISETTE.
C'est un tort ! Comment voulez-vous que je sache que
c'est vous, puisque vous ne pouvez pas me prouver que c'est
vous qui êtes vous ?
VALENTIN.
Mais, gendarme, quand je vous prouverais que c'est moi
qui suis moi, à quoi ça vous avancerait-il ?
106 Ombres chinoises
LARISETTE.
Ça m'avancerait à avoir de l'avancemeQt, parce que
j'aurais fait mon devoir.
VALENTiN, à part.
Ce gendarme est stupide ! Gomment lui faire comprendre
que peut-être en ce moment on assassine un homme.
(Haut.)Ecoutez, gendarme, vous persistez à vouloir m'arrê-
ter?
LARISETTE.
Je ne persiste pas, je vous arrête préalablement et je vais
vous conduire au poste.
VALENTIN.
Ça c'est autre chose. Je suis très fort et je ne vous
engage pas à vous frotter à moi.
LARISETTE.
De la rébellion ! Très bien ! Je vais chercher un cama-
rade.
VALENTIN.
Eh bien, soit! Votre camarade sera peut-être plus
intelligent que vous.
LARISETTE, (à part.)
De ce côté, il m'a dit qu'il y avait des assassins, par
conséquent, comme il doit tenir à sa peau, il ne se sauvera
pas par là. De ce côté c'est la gendarmerie, il ne se
risquera pas par là non plus. Il est donc évident que je vais
le retrouver ici tout à l'heure. (Il sort.)
SCÈNE V
VALENTIN.
Que faire avec un pareil imbécile! Et dire, qu'en ce
Le crime de Saint-Just i07
moment-ci, les assassins aiguisent leur coutelas... Ils
guettent la victime, ils vont l'immoler... Je sais cela, moi !
Et je ne puis rien faire I Ah ! je suis navré, navré, navré !
Ah ça, mais je n'y comprends plus rien ! Le crime que
j'attendais ne se perpètre pas. L'auraient-ils remis à
huitaine, comme on dit dans les tribunaux ? Ou bien la
victime n'est-elle pas présente? Que supposer? Je n'entends
aucun bruit, l'heure n'est peut-être pas sonnée. {A ce
moment l'horlogi du village sonne six heures.)
SCÈNE VI
VALENTIN, BEDONNET.
BEDONNET, entrant.
Six heures I Et mon dîner est à huit heures î Dutripard
aura oublié ma commande ! Ce n'est pas possible ! Ce
serait la première fois. Quand un charcutier a l'honneur
d'être le fournisseur de l'honorable Bedonnet, juge de paix
de S'-Just, ci-présent, il doit avoir un zèle qui devance les
heures !
VALENTIN, à part.
Bedonnet? Bedonnet, oui! C'est bien le nom de la
victime que ces misérables ont imprudemment proféré...
Bedonnet !
BEDONNET.
Je les connais ! Dutripard est un fieffé paresseux et
Veaupiqué, son premier clerc, ne vaut pas mieux que lui ;
\ls sont capables de s'être attardés au cabaret et de m'a voir
oublié.
VALENTIN, à part.
Bedonnet î C'est la future victime !
108 Ombres chinoises
BEDONNET.
C'est que je traite ce soir mon confrère de Pont-de-
Bonne... Il adore le boudin et je le sais si gourmand qu'il
me ferait mauvaise mine si je ne lui en offrais pas.
VALENTIN, à part.
Gela me fait pitié ! Ce juge de paix qui va tranquille-
ment à l'abattoir ! C'est horrible ! Et cet homme a une
bonne nature; il veut régaler un de ses confrères et, dans
cinq minutes, peut-être...
BEDONNET.
Allons activer ces paresseux.
VALENTIN, à Bedonnet.
Pardon, Monsieur le juge, je voudrais vous dire deux
mots.
BEDONNET.
Je n'ai pas le temps ! Venez à mon audience, je vous
écouterai.
VALENTIN.
Mais, Monsieur le juge, c'est très pressé, je vous en prie,
laissez-moi vous parler.
BEDONNET.
Vous écouter, à cette heure ? Vous n'y songez pas, c'est
impossible ! D'abord je ne vous connais pas ! Et puis il y a
des formalités à remplir. Si j'écoutais tout le monde dans
la rue, je n'aurais personne à mon audience. Ma dignité ne
me permet pas de faire des passe-droit. — Je vais vous
indiquer la marche que vous devez suivre : — Vous allez
m'adresser une demande d'audience sur papier timbré ; je
l'étudierai et je la passerai ensuite à mon greffier qui la
classera. Au bout de huit jours, vous recevrez une lettre
d'admission à mon audience et vous passerez à votre tour.
Je suis un juge intègre et ne fais rien par faveur.
Le crime de Saint-Jast 109
VALENTIN.
Ceci fait votre éloge, Monsieur Bedonnet, mais je ne
demande pas d'audience.
BEDONNET.
Alors que me demandez-vous ?
VALENTIN.
Rien ! Je veux vous sauver d'un grand péril. Vous êtes
bien M. Bedonnet?
BEDONNET.
Sans doute !
VALENTIN, montrant la charcuterie.
Eh bien, n'entrez pas dans cette maison.
BEDONNET.
N'entrez pas? Vous me donnez des ordres I Monsieur ! C'est
moi qui en donne et je n'en reçois jamais! Laissez-moi!
VALENTIN, à part.
Il est aussi entêté que le gendarme. {Haut.) Je vous en
prie, Monsieur Bedonnet...
BEDONNET, avcc hautcur.
Assez, Monsieur ! Je sais ce que j'ai à faire.
VALENTIN, à part.
Allons! Je n'ai plus qu'une ressource : Aller à la gendar-
merie et ramener tous les gendarmes pour empêcher un
malheur! (Il sort.)
SCÈNE VII
BEDONNET, puis DUTRIPARD.
BEDONNET.
Ah ça 1 Est-ce que cet inconnu voudrait m'empêcher de
7
110 Ombres chinoises
manger du boudin ! Ce serait un peu fort ! (Allant à la
charcuterie et appelant.) Maître Dutripard I Maître Du-
tripard !
DUTRIPARD, entrant.
Ah I Monsieur le juge !
BEDONNET.
On dirait, Maître Dutripard, que vous m'ave» oublié?
DUTRIPART.
Bien au contraire, monsieur le Juge, je m'occupe de
vous.
BEDONNET.
Comment se fait-il que ma commande ne soit pas prête ?
DUTRIPARD.
Ne craignez rien, vous l'aurez à temps pour votre diner.
BEDONNET.
Je n'en crois rien, maître Dutripard.
DUTRIPARD.
Si Monsieur le Juge voulait bien venir avec moi. J'aurais
l'honneur de la préparer devant lui.
BEDONNET.
Hum I Hum I Comme juge, je ne devrais peut-être pas
vous suivre, mais comme simple particulier, je veux bien
condescendre à cette vérification. (Ils entr^ent dans la
maison.)
SCÈNE YIII
VALENTIN, LARISETTET.
VALENTIN.
Venez ! Venez ! 11 sera peut-être trop tard.
Le crime de Saini-Just iil
LARISETTE.
Ah ça, mais vous n'avez pas bientôt fini de me faire
courir comme ça? Vous oubliez que j'ai des bottes neuves.
VALENTIN.
Il s'agit bien de bottes ! la victime, c'est Monsieur
Bedonnet, votre juge. Il est là dans la maison. Entrons !
Nous pourrons peut-être le sauver !
LARISETTE.
N'allons pas si vite ; tout cela n'est pas clair ! Voyons,
vous dites que le juge, M. Bedonnet, est assassiné?
VALENTIN.
Non, pas encore !
LARISETTE.
Eh bien, il faut attendre.
VALENTIN.
Mais non, malheureux ! Il ne faut pas attendre. Quand le
crime sera commis, il sera trop tard ! Entrons !
LARISETTE.
Pardon ! Je connais mes devoirs, je n'ai pas le droit de
violer un domicile.
VALENTIN.
Ah ! quelle tête carrée ! Eh bien, restez là, j'entre sans vous.
LARISETTE.
Je vous le défends ! Vous êtes mon prisonnier.
VALENTIM.
Prenez garde ! Je vous rends responsable de ce qui va
vous arriver. {On entend des cris dans la maison.) Malheu-
reux ! Le crime est consommé !
LJkRlSETTE.
Maintenant je connais mon devoir ! Ces cris sont sédi-
112 Ombres chinoises
lieux. Je vais faire la perquisition. Je vous autorise à
m'accompagner. {Il entre dans la maison.)
VALENTiN, accablé.
Maintenant, c'est bien inutile.
SCÈNE IX
VALENTIN, puis BEDONNET.
VALENTIN.
C'est horrible! Et dire que j'ai tout fait pour empêcher
cela !
BEDONNET, entrant.
Maintenant je suis rassuré. Mon dîner n'est pas com-
promis.
VALENTIN.
Vous ici ! Vivant 1
BEDONNET.
Ah ça, mais Monsieur, vous m'en voulez, je crois. Je suis
vivant et bien vivant et n'ai jamais été malade.
VALENTIN.
Dieu soit loué! Et comment en avez-vous réchappé?
BEDONNET.
Réchappé ? de quoi ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?
VALENTIN.
Alors vous avez été le plus fort ? Cependant ils étaient
deux.
BEDONNET.
Comment deux ? Je n'en ai vu qu'un — Mais, au fait, de
quel droit m'interrogez-vous? Et d'abord, je ne vous
connais pas, qui êtes- vous ?
Le crime de Saint- Just 113
VALENTIN.
Qui je suis? Mais un pauvre touriste qui a été dévalisé
par ces brigands !
BEDONNET.
Quels brigands?
VALENTIN.
Ceux à qui vous venez d'avoir affaire.
BEDONNET, à part.
Il est fou ! A moins que ce ne soit une ruse pour dépister
la Justice. {Haut) Montrez-moi vos papiers ?
VALENTIN.
Mes papiers? C'est une manie dans ce pays-ci. Voyons !
Comment voulez- vous que je vous montre mes papiers
puisque vos assassins me les ont pris?
BEDONNET.
Mes assassins ! Mais je ne suis pas assassiné I (à part)
Cet homme a la tête dérangée !
VALENTIN.
Ils ne vous ont pas assassiné, c'est vrai, puisque vous me
le dites, mais ils en avaient l'intention.
BEDONNET, à part.
C'est une manie! mais ça n'est pas clair I {Haut.) Mon-
sieur, ou vous êtes sérieux ou vous ne l'êtes pas. Dans le
premier cas, vos hallucinations m'obligent à m'assurer de
votre personne ; dans le second, vous vous moquez de moi.
De toutes façons, mon devoir m'oblige à vous arrêter.
Gendarme! Gendarme!
VALENTIN.
Ah ! mais non ! Avec celui-ci et ses procédures, je reste-
rais trop longtemps en prison. J'aime mieux m'en aller !
{H sort.)
H 4 Ombres chinoises
SCÈNE X
BEDONNET, LARISETTE.
BEDONNET.
Gendarme I Où êtes-vous Gendarme! Arrêtez cet homme
qui court ! Où donc êtes-vous Gendarme ? (Il court autour
de la scène.)
Air : de Cadet-Rousselle.
Gendarme, où donc vous trouvez-vous ?
Est c'que vous vous moquez de nous ?
Me voici sens dessus dessous
Et je vais me mettre en courroux.
Comm' le cliien de Jean de Nivelle,
N'entendez-vous pas quand j'appelle.
Ah! vous êtes vraiment
Un gendarme récalcitrant.
LARisKTTE, sortant de la charcuterie.
Qui m'appelle? Me voici.
BEDONNET.
Où étiez-vous donc? Je vous cherche partout.
LARISETTE.
Mais, Monsieur le Juge, j'étais en train de vous chercher.
BEDONNET.
De me chercher? Quand c'est moi qui vous cherche?
LARISETTE.
Alors nous nous cherchions tous deux ! Mais dites-moi
puisque vous êtes vivant, vous n'êtes donc pas mort?
BKDONNET.
Quelle est cette plaisanterie, Larisette? Vous aussi, vous
allez me la faire !
Le crime de Saint- Jus t 115
LARISETTE.
Ce n'est pas une plaisanterie, Monsieur le Juge, moi je
croyais que c'était fini, sans cela je ne serais pas entré.
BEDONNET.
Fini! Mais quoi fini?
LARISETTE.
L'assassinat !
BEDONNET.
Il y a eu un assassinat?
LARISETTE.
Dame ! Le cri que vous avez jeté.
BEDONNET.
Moi ? J'ai jeté un cri ?
LARlèETTE.
Tout à l'heure.
BEDONNET.
Où ça ?
LARISETTE.
Dans cette maison.
BEDONNET.
Ici ? Mais ce n'est pas moi qui ai crié.
LARISETTE.
Alors qui ça ?
BEDONNET.
C'est le cochon !
LARISETTE.
Le cochon î Quel cochon ?
BEDONNET.
Le cochon que tuait Dutripart pour me faire des boudins
116 Ombres chinoises
que je dois manger ce soir avec mon confrère de Pont de
Bonne.
LARISETTE, ahuH.
Un cochon, Dutripard ! des boudins I Votre confrère...
Mais Monsieur le juge de paix, où est l'assassin?
BKDONNET.
Il n'y a pas d'assassin, puisque personne n'est tué que le
cochon. Qui est-ce qui vous a parlé d'assassin ?
LARISETTE.
BEDONNET.
C'est l'inconnu.
Quel inconnu?
LARISETTE.
Celui qui n'avait pas de papiers.
BEDONNET.
Et vous ne l'avez pas arrêté?
LARISETTE
Si fait! Je l'ai arrêté.
BEDONNET.
Et où est-il?
LARISETTE.
Il devrait être ici.
BEDONNET.
Vous voyez bien qu'il n'y est pas ! C'est celui qui vient
de se sauver. Larisette, mon ami, faites bien attention. Vous
vous relâchez depuis quelque temps et, en vous relâchant,
voua relâchez les prisonniers. Nous n'en avons cependant
pas beaucoup. Si vous tenez à votre position, il faut me
repincer immédiatement celui-là. Je rentre chez moi. Je
compte que vous allez remettre la main dessus et me
Le crime de Saint-Just H 7
l'amener avant mon dîner, (i part.) Je ne serais pas fâché
de montrer à mon confrère de Pont de Bonne comment
je rends la justice. (Il sort.)
SCÈNE XI
LARISETTE, puis VALENTIN.
LARISETTE.
II vient de se sauver! C'est impossible, puisque je l'ai
arrêté. D'ailleurs, comme il n'a pas de papiers, il ne peut
aller bien loin. Qu'est-ce que je disais ? Le voici !
VALENTIN, entrant des papiers à la main.
Maintenant je suis en règle. J'ai été trouver le maire, qui
m'a donné un passeport sur ma bonne mine. J'espère qu'on
va me laisser tranquille.
LARISETTE.
Ah ! Ah ! Vous voici. Vous cherchiez à vous évader.
VALENTIN.
Moi ? Pourquoi ? C'est inutile ! Vous ne pouvez pas
m'arrêter puisque j'ai des papiers.
LARISETTE.
Des papiers ? Voyons !
VALENTIN, montrant des papiers.
Tenez! C'est un passeport en règle signé par votre maire.
LARISETTE, Usant.
Passeport, c'est exact, délivré au sieur Valentin. Valentin
c est vous ?
».
1(8 Ombres chinoises
VALENTIN.
Sans doute, c'est moi I
LARISETTE.
Qu'est-ce qui le prouve ?
VALENTIN
C'est mon passeport.
LARISETTE.
C'est juste! (A part) Le quidam est en règle, mais le
juge m'a dit de le lui amener, il faut l'arrêter pour un
autre motif.
VALENTIN, voulant sortir.
J'ai bien l'honneur de vous saluer.
LARISETTE.
Un instant I Tout à l'heure ne m'avez-vous pas dit qu'on
assassinait quelqu'un?
VALENTIN.
Je le croyais !
LARISETTE.
Vous avez môme ajouté que c'était le juge.
VALENTIN.
Certainement !
LARISETTE.
Vous en convenez ! Eh bien je vous arrête pour diffama-
tion.
VALENTIN.
Pour diffamation I Comment cela ?
LARISETTE.
Sans doute! Ce qu'on tuait, c'était un cochon. Or vous
m'avez dit que c'était le juge, donc vous avez pris le juge
Le crime de Saint-Jus t 119
pour un cochon. Je vous arrfite et je vais vous conduire
devant lui.
VALENTIN, riant.
Ah! Ah! Ah! Ma foi, je veux bien, gendarme! C'est
trop drôle ! J'espère que le juge sera moins sévère que vous
et qu'il me mettra en liberté !
(Rideau.)
VII
LES PAPILLONS DE FAKCKETTE
Fanchette.
La Fée des Fleurs.
Rosa.
Marguerite.
Bleuette.
Coqueliquette.
DÉCOR
Une clairière dans une forôt. — Arbres.
Les papillons seront faiU avec du papier ou de la carte
légère, ils seront fixés sur des fils d'archal.
COSTUMES
Fanchette, Jeune paysanne.
La Fée des Fleurs, Vieille femme couverte d'un vieux
manteau.
La Fée des Fleurs, Costume de fée.
Rose,
„, ^^ ' ) Costumes de jeunes filles.
Bleuette, ' *
Coqueliquette,
Les Papillons de Fanchette
FÉERIE EN UN ACTE
PERSONNAGES
FANCHETTE.
La Fée des Fleurs.
ROSA.
MARGUERITE.
BLEUETTË.
COQUELIQUETTE.
<22 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
ROSE, MARGUERITE, BLEUETTE, COQUELIQUETTE
Elles ddnsent en rond en chantant et des papillons voltigent
sur leurs têtes.)
RONDE
AiR : Du Poltron.
N» 2 des Chants du ^* Age. L. Houssox.
Dans les champs quand nous rencontrons,
Volant sur notr« tête,
Les jolis petits papillons,
Nous nous mettons en fête.
Mais jamais nous ne les prenons.
Car ils sont vraiment très mignons gnons, gnons.
Volez ! Volez ! De ci, ne là,
Nulle de nous ne vous prendra, ra, ra.
II
Allez vous placer sur les fleurs
Où le vent vous balance.
Vous avez la même couleur
Et la mêjne élégance.
Comme elles, nous vous épargnons
Car vous êtes vraiment mignons, gnons, gnons.
Volez ! Volez ! De ci, de là,
Nulle de nous ne vous prendra, ra, ra.
III
0 papillons éblouissants,
Volez dans les vallées,
Vous êtes à nos yeux d'enfants
De btUes fleurs ailées.
Les papillons de Fanchette 123
Toujours nous vous admirerons.
Toujours nous vous respecterons, rons, rons,
Volez! Volez! De ci, de là.
Nulle de nous ne vous prendra, ra, ra.
SCÈNE II
Les Mêmes, FANCHETTE
FANCHETTE.
Oh ! les jolis papillons ! Et les belles petites filles. Je
voudrais bien jouer avec elles. Tiens 1 je vais me présenter
moi-même. Bonjour, Mesdemoiselles, moi je m'appelle
Fanchette, comment vous appelez vous ?
ROSE.
Moi, je m'appelle Rose.
MARGUERITE.
Et moi, Marguerite.
BLEUETTE.
Et moi, Bleuette.
COQUELIQUETTE.
Et moi, Goqueliquette.
FANCHETTE.
Oh! les jolis noms! Vous n'êtes pas du village? Où
demeurent vos parents ?
ROSE.
Nous n'avons pas de parents.
FANCHETTE.
Quoi I Jamais une mère ne vous a embrassées avant de
vous endormir ?
MARGUERITE.
Jamais nous n'avons reçu de baiser et jamais nous n'en
avons donné.
124 Ombres chinoises
FANCHETTE.
Mais où demeurez-vous ?
BLEUETTE.
Dans les villages voisins. Moi je suis de Saint-Saturnin
où l'on fait de bonnes galettes. Rose est de Saint-Jean où
l'on prépare si bien la crème ; Marguerite est de Saint-
Nicolas où sont les meilleurs fruits ; et Coqueliquette est de
Saint-Martin où l'on recueille le bon miel. Les gens de ces
villages sont bons pour nous, ils nous logent dans leurs
granges le soir quand nous rentrons, et chaque malin ils
nous donnent la nourriture de la journée que nous venons
partager ensemble ici.
COQUELIQUETTE.
Oh I nous sommes très heureuses !
FANCHETTE.
Comment pouvez-vous l'être, si vous n'avez pas de
mère ?
BLEUETTE.
Une mère ? Qu'est-ce que cela ?
Air de Joseph.
FANCHETTE
Une mère, c'est la tendresse,
Le baiser au déclin du jour,
C'est la réchauffante caresse
D'un grand cœur pénétré d'amour.
On aime cette chère idole
Qui de sou côté vous chérit.
Pleurez-vous ? Elle vous console,
Souffrez-vous ? Elle vous guérit !
ROSE.
Personne ne nous parle ni ne nous embrasse que nos
Les papillons de Fanchette 125
amies. Mais nous nous aimons bien et cela nous suffît.
Allons, venez danser avec nous ! Voici nos papillons qui
nous appellent.
FANCHETTE.
Comment faites-vous donc pour apprivoiser ainsi les
papillons ?
ROSE.
Nous ne les apprivoisons pas, ce sont nos petits compa
gnons, ils nous suivent partout.
FANCHETTE.
Pourquoi donc ne me suivent-ils pas, moi ! Quand je
m'approche d'eux, ils se sauvent, pourtant je ne leur
ferais pas de mal.
ROSE.
Çà, nous ne savons pas I (On entend un appel de corne.)
FANCHETTE.
Qu'est-ce que c'est que cela ?
ROSE.
C'est l'appel de l'école. Tous les jours, à la même heure,
cette corne nous avertit que nous devons cesser de jouer et
nous rendre près de notre maîtresse qui nous donne des
leçons. Reste ici, nous reviendrons bientôt. (Les quatre
jeunes filles sortent au milieu d'un nuage de papillons.)
SCÈNE III
FANCHETTE.
Me voilà encore seule ! Ce sont ces vilains papillons qui
m'ont égarée! Quand je dis vilains, jolis au contraire, mais
ils m'ont fait perdre de vue Noiraude, ma vache. Où la
retrouver dans cette forêt ? Je ne puis pourtant pas rentrer
126 Ombres chinoises
à la maison sans ma vache ! De quel côté me diriger ? Je
ne sais pas où je suis. Ces jeunes filles et ces papillons
m'ont troublée profondément.
SCÈNE IV
FANCHETTE. La Fée vêtue en vieille entre lentement.
FANCHETTE.
Mais quelle est cette vieille femme qui s'avance lente-
ment. 0 mon Dieu! Elle pleure à chaudes larmes ! Tâchons
de savoir ce qui cause son chagrin. (S'approchant de la
fée.) Qu'avez-vous ? brave femme. Pourquoi pleurez-vous
ainsi? Contez-moi vos peines. Peut-être pourrai-je vous
consoler.
LA FÉE.
Ma pauvre enfant, vous n'y pouvez rien. Mon chagrin
est éternel, car je suis immortelle et mon destin est de
pleurer toujours!
FANCHETTE.
Immortelle î
LA FÉE.
Oui. Je suis une fée. Ah ! si vous m'aviez connue autre-
fois! J'étais jeune, j'étais jolie, aimée et admirée de tous ;
on me nommait la Fée des fleurs ! Je suis la Fée des pleurs,
maintenant.
FANCHETTE
— Que vous est-il donc arrivé ?
LA FÉE
— Approchez-vous de moi, je vais vous raconter mon
histoire. Dans le monde des Fées, mon enfant, on a beau-
Les papillons de Fanchette 427
coup de puissance, mais on a aussi beaucoup de devoirs et,
quand on les oublie une seule fois, la punition est cruelle.
J'étais donc la Fée des fleurs et ma fonction était de les
faire éclore ; pour cela, je devais sans cesse leur donner
l'eau qui les fait vivre. Cette besogne était très assujettis-
sante, mais J'avais avec moi une servante qui s'appelait La
Rosée et qui m'aidait dans mon travail. Elle était très
paresseuse, et, chaque matin, je devais la réveiller pour
qu'elle allât dans les champs. Alors elle se levait de mau-
vaise humeur et se mettait à pleurer avec une telle abon-
dance que ses larmes suffisaient pour arroser les fleurs.
Un jour, jour fatal ! je dormis plus longtemps que d'habi-
tude et j'oubliai de réveiller La Rosée. Quand j'ouvris les
yeux, je vis toutes mes pauvres fleurs qui penchaient la
tête, leurs pétales jonchaient la terre, leurs tiges étaient
sèches, elles se mouraient. Vite, je pris un arrosoir pour
réparer ce désastre; je suppliai un gros nuage noir qui
passait de se répandre sur la terre, mais il était trop tard.
La Reine des Fées faisait en ce moment sa ronde, le nuage
avait fui à son approche et je frémis en songeant à la
punition qu'elle allait m'infliger.
FANCHETTE,
0 mon Dieu ! Et alors ?
LA FÉE.
Alors je baissai la tête et la Reine des Fées prenant sa
grosse voix me dit : a Je t'avais donné la garde de mes
fleurs et tu les as laissées mourir, tu seras punie. Tu étais
jeune, tu vas devenir vieille, tu étais jolie, tu seras laide,
et comme c'est par le manque d'eau que ces fleurs ont été
détruites, je te condamne à pleurer éternellement. » Au
même instant, je devins comme vous me voyez mainte-
nant et la Reine des Fées passa sans me jeter un seul re-
gard.
128 Ombres chinoises
FANCHETTE.
Ah ! C'est affreux ! Vous voilà donc vieille pour tou-
jours? Elle ne pardonnera donc jamais ?
LA FÉE
Si, mais pour cela, il faudrait un hasard inespéré; il
faudrait que je pusse retrouver ces pauvres fleurs dessé-
chées par ma faute. Où sont-elles maintenant?
FANCHETTE
Si elles sont mortes, vous ne les retrouverez pas.
LA FÉE
Peut-être. Il faut que vous sachiez que chaque fleur qui
meurt se change en petite folle et garde son nom. J'en ai
vu beaucoup, mais elles fuyaient à mon approche, je leur
faisais peur ! Ah 1 si elles savaient que pour faire cesser
mon enchantement il me suffirait de les embrasser, peut-
être me tendraient-elles leurs joues.
FANCHETTE
Venez, voici la mienne, embrassez-moi.
LA FÉE
Et comment vous appelez-vous ?
FANCHETTE
Fanchette.
LA FÉE
Ce n'est pas un nom de fleur et vous ne pouvez rien pour
moi. Ah ! Si vous vous appeliez Rose, Marguerite, ou bien
Bleuette et même Goqueliquette, qui sont les noms de mes
pauvres victimes, ce serait différent. Mais elles, voudraient-
elles que je les embrasse?
FANCHETTE
Oh ! mais alors, je viens de voir des petites filles qui s'ap-
i
Les papillons de Fauche tte 129
pellent ainsi et qui jouaient dans cet endroit même où nous
sommes, je vais tâcher de les retrouver et de les ramener
ici, alors je leur dirai de vous embrasser.
LA FÉE
Si vous faisiez cela, chère enfant, vous mériteriez
d'être fée.
PANCHETTE
En attendant, il faut que je retrouve Noiraude et la
rentre à la maison. Mais je ne sais pas mon chemin. Ma
chaumière est sur la lisière de la forêt.
LA FÉE
Je vais vous y conduire.
FANCHETTE
Merci, bonne fée î Mais revenez m'attendre ici, car c'est
ici que je dois retrouver mes petites amies. (Elles sortent.)
SCÈNE V
ROSE, MARGUERITE, BLEUETTE,
COQUELIQUETTE.
(Elles rentrent en dansant, toujours suivies par les
papillons)
Air de la Boulangère.
1
Les papillons sont revenus
Au fond de la clairière,
Ils ne nous abandonnent plus
Dans leur ronde légère,
Bien plus,
Ils tâchent de nous plaire.
130 Ombres chinoises
îî
Comme vous, c'est la liberté
Et c'est l'indépendance
Qui nous conserve la gaieté,
Qui convient à l'enfance,
Gaieté
Qui bannit la souffrance!
III
Insectes aux mille couleurs,
A nous venez sans cesse.
Remplacez près de nous les fleurs
Lorsque l'hiver les blesse,
Les fleurs
De nos yeux la caresse !
ROSE
Quelle chance, tout de môme que notre maîtresse ait été
malade, nous allons pouvoir jouer toute la journée.
MARGUERITE
Malade! Elle n'est pas bien malade! C'est un prétexte
qu'elle prend de temps en temps pour se débarrasser de
nous.
BLKUETTE
Tu crois ?
ROSE
Dame! Elle dit qu'elle a mal aux dents, et elle n'en a
plus.
COQUELIQUETTE, Hant.
Ah! ah! ah ! Comme si on n'avait plus de dents.
ROSE
Je ne sais pas! Moi, j'ai toutes les miennes.
BLEUETTE
Kh bien, moi, j'en ai une qui remue et qui me fait mal.
Les papillons de Fanchette 131
la maîtresse m'a dit que c'était une dent de sagesse, mai»
tout de même elle ne m'a pas donné un bon point.
ROSE
Un bon point! Pour la sagesse, ça mérite la croix!
MARGUERITE
En attendant, reprenons nos jeux, voici nos papillons
qui frétillent autour de nous, ils n'aiment pas bien à nous
voir sérieuses.
ROSE
Ils savent bien que nous sommes comme eux, frivoles et
légères !
COQUELIQUETTE
Tiens ! Voici la petite Fanchette qui vient de ce côté.
BLIUETTE
A la bonne heure 1 Nous allons bien nous amuser. Je
l'aime beaucoup la petite Fanchette !
MARGUERITE
Et moi aussi 1 Fanchette ! Fanchette !
SCÈNE VI
Les Mêmes, FANCHETTE
FANCHETTE
Mes petites amies, me voilà ! Je suis contente de vous
retrouver.
BLEUETTE
Nous aussi, car nous t'aimons beaucoup.
COQUELIQUETTE
Et nous t'attendions pour jouer avec nous.
132 Ombres chinoises
FANCHETTE
Oui, nous allons jouer ensemble, mais auparavant je
veux vous faire une confidence. Toutes les quatre vous
m'avez dit que vous étiez orphelines, que vous n'aviez pas
de mère
ROSE
C'est vrai.
FANCHETTE
Donc, vous êtes abandonnées? Vous êtes seules sur la
terre. Vous n'aimez personne ?
BLEUETTE
Si, j'aime mon petit mouton !
COQUELIQUETTE
Et moi mon petit serin !
MARGUERITE
Et moi mon petit chien î
ROSE.
Et moi, mon petit chat.
FANCHETTE.
Sans doute, vous les aimez, mais eux !
BLEUETTE.
Oh ! eux, ils nous aiment aussi.
FANCHETTE.
Oui, le mouton, parce que vous lui donnez de l'herbe, le
serin parce que vous lui donnez du mil, le chien à cause
de sa pâtée et le chat à cause de son mou. Privez-les de
nourriture et vous verrez.
ROSE.
Où voulez-vous en venir ?
Les papillons de Fanchette 133
FANCHETTK.
Vous souvenez- VOUS, quand je vous ai rencontrées tantôt,
que je vous ai demandé si vous aviez une mère ?
BLEUETTE.
Non ! ou du moins, nous ne l'avons jamais connue.
FANCHETTE.
Eh bien vous n'avez pas connu ce qu'il y a de meilleur
au monde. Et comme je vous aime beaucoup, j'ai cherché
partout et fini par vous trouver votre mère.
MARGUERITE.
Une mèrel Une maman?
FANCHETTE.
Oui!
ROSE.
Et comment la reconnaîtrons-nous ?
FANCHETTE.
C'est-elle qui vous reconnaîtra.
BLEUETTE.
Elle ne nous a jamais vues.
FANCHETTE.
Une mère ne se trompe jamais.
COQUELIQUETTE.
Alors nous allons la voir I
SCÈNE VII
Les Mêmes, La Fée, entrant.^
FANCHETTE.
Tenez, c'est cette vieille femme qui va vous conduire
près d'elle.
8
134 Ombres chinoises
LA FÉE.
Oui, mes enfants. Mais pour cela il faut avoir bien con-
fiance en moi et faire ce que je vous demanderai.
ROSE.
Que faudra t-îl faire ?
BLEUETTE.
G'est-il bien difficile ?
COQUELIQUETTE.
Moi d'abord je veux bien ! Il me semble toujours qu'il
me manque quelque chose. J'aime bien mes petites amies,
c'est vrai, je ne s is pas ce que c'est qu'une maman, mais
il me semble que je. l'aimerais encore mieux.
LA FÉE.
Vous devinez bien.
ROSE.
Estelle jeune ?
E.çt-elle jolie?
BLEUETTE.
LA FEE.
Oui, elle est jeune et jolie.
COQUELIQUETTE, à part.
J'avais peur que ce ne fut cette vieille.
MARGUERITE.
Eh bien, montrez-nous là.
LÀ FÉE.
Le grand jour l'éblouit. Venez avec moi sous ces arbres
et vous la reconnaîtrez.
COQUELIQUETTE.
Elle nous embrassera ?
Les papillons de Fanchette 135
ROSE.
Allons, je me risquai moi !
LA FÉE, sortant avec Rose.
AUoQS venez, mignoDDe !
SCÈNE VIII
Les Mêmes, moins La Fée et ROSE.
COQUELIQUETTE.
Si elles allaient ne pas revenir ?
MAROUERITE.
Il me semble qu'elle a jeté un cri.
BLEUETTE.
Un cri ! On lui ferait donc du mal ? Je vais voir.
COQUELIQUETTE.
Et moi aussi ! (Elle sort.)
MARGUERITE.
Et moi aussi. (Elle sort.)
SCÈNE IX
FANCHETTE.
Les voilà toutes dans le bois ! Que se passe-t-il ? Je n'en-
tends plus rien ! Pourquoi mes petites amies ne reviennent-
elles pas ? Que leur est-il arrivé ? Et la fée ? Qu'est-elle
devenue? Mon Dieu ! J'ai peut-être été imprudente. Si cette
vieille femme n'était pas une fée ? Si c'était une aventurière,
une de ces voleuses d'enfants comme il y en a tant dans les
campagnes ? (À ce moment un nuage de papillons vient
136 Ombres chinoises
l'envelopper entièrement et du milieu se dégage une jeune
femme très jolie, couronnée de fleurs et tenant une baguette
blanche à la main.)
SCÈNE X
FANCHETTE, La Fée.
LA FÉE.
Fanchette I Tu peux comprendre maintenant le service
que tu m'as rendu. Je ne suis plus la vieille de tout à
l'heure. J'ai retrouvé ma jeunesse, ma beauté et ma puis-
sance. Parle, que puis-je faire pour toi ?
FANCHETTE.
Que sont devenues mes compagnes ?
LA FÉE.
Rassure-toi, tes compagnes sont heureuses... Regarde sur
ma tète I Voici Rose, Bleuette, Coqueliquette et Marguerite.
Tu ne les verras plus sous la figure humaine, mais tu pourras
vivre et causer avec elles. Rose t'apprendra la douceur,
Pleuette la délicatesse, Marguerite te donnera des bons
conseils et Coqueliquette t'enverra de jolis songes. Et main-
tenant que désires tu?
FANCHETTE.
Je ne les reverrai plus I Et non plus sans doute ces jolis
papillons qu'elles savaient apprivoiser.
LA FÉE.
Si, chère enfant ! La fée permet de cueillir des fleurs et
d'en faire des gerbes. Partout où tu iras avec elles, les papil-
lons te suivront et se poseront dessus, seulement il t'est
défendu de les prendre, et de leur faire du mal, eux aussi
Les papillons de Fanchetie 137
sont des fleurs, les fleurs de l'air et tu sais, par mon exemple,
comme on est puni quand on les fait mourir! {A et moment
les papillons envahissent la scène etla fée disparaît au milieu
du nuage qu'ils forment et Fanchette est soudain entourée
d'une gerbe de fleurs.)
{Rideau.)
W
VIII
L'ILE DÉSERTE
Robinson.
Boulenbois.
Le Gendarme.
DÉCOR
A droite, cabane de feuillages au bord de la mer.
gauche, palmiers.
COSTUMES
Robinson, Costume traditionnel. Le perroquet sur
l'épaule seulement à la première scène.
Boulenbois, Veste, chapeau mou, mise débraillée.
Le Gendarme, Costume traditionnel.
L'île déserte
COMÉDIE EN UN ACTE
PERSONNAGES
ROBINSON.
BOULENBOIS.
Le Gendarme.
UO Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
ROBINSON, Le Perroquet.
ROBiNSON, il entre couvert de peaux de bêtes, il a un grand
chapeau pointu en feuilles de palmier, une carabine à la
main, et sur l'épaule, un perroquet.
LE PERROQUET.
Bonjour Coco !
ROBINSON.
Bonjour, mon ami ! Car, au bout du compte, Coco, c'est
moi ! Et quel drôle de coco, si tu savais 1 Quand j'étais en
Angleterre, il n'y avait pas de gentleman plus élégant que
moi ; j'étais tiré à quatre épingles, coiffé à neuf reflets,
ganté de chevreau fin, chaussé de veau verni ; tout le
monde se détournait pour me voir passer et disait : quel
beau gentleman I Que tu traduis dans ton langage d'oiseau
par: quel joli Coco! Mais ce beau temps est passé! J'ai
voulu faire fortune, je me suis embarqué, j'ai couru les
mers, j'ai fait naufrage et je me suis réfugié sur cette île
déserte où depuis cinq ans, je n'ai d'autre conversation
qu'avec toi, mon pauvre ami.
LE PERROQUET.
Bonjour Coco I
ROBINSON.
Oui ! Bonjour Coco ! Ce n'est pas bien varié, mais c'est
tout ce que tu sais dire. En ce moment-ci, bonjour Coco,
signifie je voudrais bien manger ! Eh bien, je vais te
mettre sur ton perchoir où tu trouveras tout ce qui te fera
plaisir. [Roulement de tonnerre.) Tiens ! tiens I II fait de
l'orage ! ïu n'aimes pas beaucoup la pluie, mon Coco, nous
Uîle déserte 141
allons rentrer. (Il rentre dans la cabane. A ce moment on
entend un coup de tonnerre formidable et Von voit sur la
mer un navire qui se brise sur les rochers. En même temps,
du côté opposé à la cabane, arrive, venant de la grève, un
gendarme tenant un prisonnier enchaîné.)
Air du Corbeau.
N* 11 des Chants du i" Age'. L. Houssot.
Bonjour, mon Coco,
Mon compagnon de misère,
Toi seul sur la terre
Des oiseaux est le plus beau.
Rien n'est plus brillant,
Mon Coco, que ton plumage
Et sur ton visage
Ton bec noir est insolent.
REPRISE.
SCÈNE II
' Le Gendarme, BOULENBOIS.
le gendarme.
Voyons ! Voyons! Ne tirez pas sur la corde. Je vous tiens
bien ; vous ne vous échapperez pas. C'est un petit naufrage.
Sur mer, il faut s'attendre à tout. Mais ce n'est pas une
raison pour vous sauver.
BOULENBOIS.
Oui, mais le naufrage n'était pas dans le programme.
LE GENDARME.
C'est vrai ! Mais c'est un cas de force majeure.
142 Ombres chinoises
B0ULENB0I8.
Mais si j'étais tombé à l'eau ?
LE GENDARME.
Je m'y serais jeté à mon tour et je vous aurais repêché.
BOULENBOÎS.
Vous êtes féroce !
LE GENDARME.
Nullement ! Je suis gendarme I
BOULENBOIS.
Alors, où me conduisez-vous ?
LE GENDARME.
Je ne sais pas encore, je ne connais pas le pays. Mais
nous allons en prendre connaissance. Tout d'abord, je crois
que nous sommes échoués sur une île.
BOULENBOIS.
A quoi voyez-vous ça ?
LE GENDARME.
A ce que cette terre est entourée d'eau.
BOULENBOIS, à part.
C'est bon à savoir.
LE GENDARME,
Et je suppose aussi que cette terre n'est pas habitée, vu
que je ne vois aucun habitant.
BOULENBOIS.
S'il en est ainsi, gendarme, laissez-moi vous faire un petit
raisonnement.
LE GENDARME.
Raisonnez ! Raisonnez tant que vous voudrez !
Uîle déserte 143
BOULENBOIS.
Est-ce que ça vous amuse de me tenir ainsi au bout d'une
ficelle ?
LE GENDARME.
Oh ! sapristi non ! Mais c'est ma consigne.
BOULENBOIS.
Votre consigne est de ne pas me laisser échapper.
LE GENDARME.
Précisément.
BOULENBOIS.
Mais elle n'est pas de me faire du mal.
LE GENDARME.
Non ! Je dois même empêcher qu'on vous en fasse.
BOULENBOIS.
Eh bien, il faut m'enlever cette corde qui me brise les
poignets ?
LE GENDARME.
Oh ! ça, c'est impossible ! Ce serait vous mettre en liberté
et vous êtes prisonnier. Cette corde, si j'ose m'exprimer
ainsi, c'est une prison extérieure.
BOULENBOIS.
Mais la prison extérieure est cette ile de laquelle, ni vous
ni moi ne pouvons sortir et qui, par dessus le marché est
déserte, ce qui veut dire qu'elle ne possède aucun habitant.
Donc, je ne puis faire de mal à personne, puisqu'il n'y a
personne ici et je ne puis pas me sauver, puisque l'île est
isolée. Comme vous dites : c'est une prison extérieure.
LE GENDARME.
J'ai eu tort, je le vois, de me servir de cette circonlocu-
tion, mon devoir est de vous conduire en prison.
144 Ombres chinoises
BOULENBOIS.
Eh bien I menez-moi en prison.
LE GENDARME.
Je ne pense pas qu'il en existe une ici.
BOULENBOIS.
Alors, vous ne faites pas votre devoir.
LE GENDARME.
Ce n'est pas vous qui me l'apprendrez, mon devoir I
Maintenant motus! Restez tranquille!
BOULENBOIS.
Si je veux f
LE GENDARME.
Ah ! ah ! Vous vous rebiffez ?
BOULENBOIS.
Au bout du compte, je suis bien sot de me laisser faire.
Nous voici dans un pays éloigné de toute civilisation. Il
n'y a ni pouvoir, ni justice, ni armée, ni police, ni sergents
de ville, ni Conseil municipal, ni députés, ni sénateurs,
personne enfin de supérieur à moi, un simple effort et je
suis libre. (Il se détache.) Allons-y.
LE GENDARME.
Que faites-vous ?
BOULENBOIS.
Je prends ma liberté et je vous rends la vôtre.
LE GENDARME.
Au secours ! Au secours ! A moi !
BOULENBOIS.
Taisez- vous ! Vous allez émeuter tout le quartier et
réveiller les bêtes féroces, s'il y en a ici.
Uîle déserte 145
LE GENDARME.
Les bêtes féroces ! C'est vous I Au secours !
SCÈNE III
Les Mêmes, ROBINSON.
robinson.
Qu'est-ce qu'il y a? Un étranger? Deux étrangers? Mon
île est envahie?
LE GENDARME.
Monsieur ! Prêtez-moi main forte ! Cet homme est un
brigand, un voleur, un assassin, je ne sais pas ce qu'il est,
cependant il est plus qu'un accusé, c'est un condamné que
j'étais chargé de conduire au pénitentiaire des îles. Moi je
suis un gendarme.
ROBINSON.
Jo io vois bien. Mais il n'y a rien à faire pour vous ici.
il n'y a pas de prison. Laissez donc aller votre prisonnier.
Quand il aura fait le tour de l'île, il sera bien obligé de
revenir ici. Car il ne trouvera rien à manger, nulle part,
que dans ma cabane.
LE GENDARME.
Faites donc comme vous voulez, moi je m'en lave les
mains. Seulement je vous fer.'â observer que c'est la pre-
mière fois que je manque à mon devoir. (A Boulenbois.)
Eh bien, que faites-vous ici, vous n'avez donc pas compris
ce que je viens de dire. Fichez donc le camp !
BOULENBOIS.
C'est vrai ! J'oubliais. Faites excuse f (Il sort.)
146 Ombres chinoises
SCÈNE IV
KOBINSON, Le Gendarme.
LE GENDARME.
Maintenant que nous l'avons laissé aller, je m'aperçois
que vous m'avez fait faire une bôUse.
ROBINSON.
Une bêtise? Comment cela?
LE GENDARME.
Sans doute I Le voilà libre dans l'île, mais comme il n'y
trouvera rien pour vivre, il sera obligé de revenir ici.
ROBINSON.
Et alors, nous le reprendrons.
LE GENDARME.
S'il se laisse reprendre ! Mais il y a une chose à laquelle
nous n'avons pas pensé, c'est l'heure à laquelle il peut
revenir. Si c'est le jour, ça va bien I 11 est seul, nous sommes
deux, nous en viendrons à bout. Mais si c'est la nuit?...
ROBINSON.
C'est exactement la même chose.
LK GENDARME.
Du tout. Il peut nous faire un mauvais coup. Nous
tomber dessus pendant notre sommeil.
ROBINSON.
Cela ne l'avancerait à rien. Je n'ai rien à voler.
LE G£.'\L>AikME.
Possible! Mais les malfaiteurs font toujours des mauvais
coups.
Uîle déserte 147
ROBINSON.
Eh bien, nous veillerons à tour de rôle.
LE GENDARME.
Ça sera bien fatigant ! Ecoutez, ne bougez pas d'ici, je
vais tâcher de le repincer. S'il revient par ici pendant mon
absence, arrêtez-le.
ROBINSON.
Mais je ne suis pas gendarme !
LE GENDARME.
C'est juste ! Je veux dire : retenez-le. {il sort.)
SCÈNE V
ROBINSON.
Voilà ma tranquillité perdue ! Ces visiteurs sont bien
désagréables I Ils ont envahi mon domaine et le considèrent
déjà comme à eux. Comment pourrai-je m'en débarrasser?
C'est qu'on ne sort pas d'ici aussi facilement qu'on y entre.
Il faudra donc les subir jusqu'à la fin de mes jours ? Ah I
Voici le prisonnier, il n'a pas l'air si méchant que cela.
Amadouons-le. Eh bien, mon brave?
SCÈNE VI
ROBINSON, BOULENBOIS.
ROBINSON.
Vous avez fait le tour de l'île ?
BOULENBOIS.
A peu près. Il n'y a rien à faire.
148 Ombres chinoises
ROBINSON.
Pardon 1 II y a pas mal de poissons dans les roehers.
BOULENBOIS.
Je veux dire qu'il n'y a rien à se mettre sous la dent. En
fait de gibier je n'ai trouvé qu'un rat. C'est maigre !
ROBlNSOiN.
Oui, mais vous ne deviez pas être habitué à faire grosse
chère.
BOULENBOIS.
Oh là, là ! Quand j'étais libre, je ne mangeais pas tous
les jours. Une fois seulement je m'en suis fourré jusque-là,
mais ça m'a coûté cher.
ROBINSON.
Contez-moi ça !
BQULÏINBOIS.
Oh ! j'veux bien, c'est pas un secret. Ça a été dans les
journaux dans le temps. C'était un soir, selon mon habi-
tude je n'avais pas dîné et je crevais d© faim. J'vois un
charcutier, non, c'était une charcutière ; elle était seule dans
sa boutique. Je me dis : Veine 1 j'vas dîner. J'avais aperçu
dans sa cheminée des gros boudins qui grillaient. J'en
demande. Elle me dit : Si vous voulez attendre un peu, ils
ne sont pas encore cuits. Je m'assieds alors près du
comptoir et pendant qu'elle surveillait ses boudins, je sur-
veillai sa caisse. Soudain, elle s'aperçut que je barbottais
dans son tiroir et elle se mit à crier : Au voleur ! Je ne
fais ni une ni deux, je m'élance dans l'arrière-boutique et
dans l'escalier de la maison où elle me poursuit, j'allais
m'échapper quand la malheureuse me lance à la figure un
boudin qui me bouche l'œil et retombe par terre, je marche
dessus, je tombe et la charcutière à son tour tombe sur
Uîle déserte 149
moi; j'étais pris ! Alors, je n'sais pas comment, j'avais un
couteau à la main et... vous voyez, c'est pas ma faute. On
m'a condamné à la Nouvelle.
UOBINSON.
Oui, c'est la faute du couteau.
BOULENBOIS.
Peut-être bien ! Mais cette histoire de boudin ma mis en
appétit. Vous n'avez pas quelque cliose à me donner à
manger, je crève de faim. Rassurez vous, je n'ai pas de
couteau.
ROBINSON.
Eh bien, entrez là dans ma cahute, vous trouverez sur
ma table des pommes de terre bouillies. Ne cherchez pas
ailleurs, vous ne trouveriez rien.
BOULENBOIS.
Merci. {A part.) Je ferai tout de môme une petite revue
dans la case. {îl entre dans la cabane.)
SCÈNE VÏI
ROBINSON, jywù Le Gendarme.
ROBINSON,
Ici, il n'y a rien à voler, alors il ne volera pas. C'est
égal, c'est un compagnon dangereux.
LE GENDARME, entrant.
J'ai visité toute l'île, je ne sais pas par où il est passé.
ROBINSON.
Ah I II n'est pas bien loin. Il est ici. Il avait faim, je lui
ai donné à manger»
150 Ombres chinoises
LE GENDARME.
Quoi, vous lui ayez donné à manger?
ROBINSON.
Il avait faim, vous l'avez bien vous-même nourri sur
votre bateau. Du reste, comme il doit forcément rester
avec nous, il faut organiser notre société. Nous allons
causer de cela, voici notre homme.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, BOULENBOIS.
boulenbois.
Là ! Ça va tout à fait bien maintenant.
LE GENDARME.
Tant mieux ! Alors, nous allons tenir conseil. Nous
sommes trois dans cette île, pour nous entendre, il faut que
nous ayions des attributions différentes. Moi, gendarme,
je représente l'armée, c'est bien naturel.
BOULENBOIS.
Je comprends ça.
ROBINSON.
Moi, en qualité d'ancien étudiant, je représente la
magistrature.
BOULENBOIS.
C'est logique ! Quant à moi, je représente le peuple qui
se fiche de l'armée et de la magistrature.
LE GENDARME.
Ceci est tellement subversif que je vais vous arrêter.
BOULENBOIS.
Oh 1 m'arrèter I Ce n'est pas si facile que ça ! Mais vous
Vîle déserte 151
m'ennuyez, vous, avec votre manie de m'arrêter, c'est moi
qui vais vous arrêter une bonne fois pour toutes !
LE GENDARME.
Osez approcher ! Je ne vous crains pas !
BouLENBois, sc jetant sur le gendarme.
Ah ! Tu ne me crains pas ! Eh bien tout à l'heure, tu ne
me craindras plus.
Am : .1 la façon <Jc Barbari, ou de Madame Galuchard.
N" 12 des Chants du V Age. L. Houssot.
Tu crois être maître de moi,
Gendarme impitoyable,
Mais je suis plus malin que toi,
Donc bien plus redoutable.
(Il bat le gendarme.)
Tiens ! Prends ceci, pare cela !
Tralalalalère, tralalalalà !
Aimes-tu ce coup-là, voici,
Biribi !
Le trouves-tu bien réussi
Mon ami !
(Le gendarme tombe mort.)
ROBINSON.
Comment! C'est au moment où nous te donnons la
liberté que tu viens commettre un crime ! Attends ! Je n'ai
plus de pitié pour toi. Tu vas le payer cher ! (Il entre dans
sa cabane et en sort avec un fusil avec lequel il vise Boulen-
bois.)
BouLENBois, se sauvaut.
Attrape-moi, si tu peux !
ROBiNSON, tirant son coup de fusil.
Voilà ce que tu mérites.
152 Ombres chinoises
BODLENBois, tombunt sur le sol.
N-i-ni, c'est fini !
ROBINSON.
Il faut en prendre mon parti. Je ne jouirai plus de la
société des hommes. Je suis destiné à rester toujours seul!
(Le perroquet dit : a Bonjour Coco. ») Ah ! je t'oubliais,
mon pauvre coco ! Non, je ne suis pas seul, puisqu'il me
reste mon meilleur ami !
(Rideau.)
LE BON ROI DAGOBERT
9.
IX
LE BON ROI DAGOBERT
Le roi Dagobert.
Eloi.
Le Sire de Perchelongue.
Le Vidame de Maltoiimé.
Inès.
Odette.
Figurants.
DÉCOR
Trône dressé par Dagobert dans la plaine, à quelque
distance de son château que l'on aperçoit au loin. Grande
tente abritant le siège royal.
COSTUMES
Dagobert, Costume de Roi moyen âge.
Eloi, Longue tunique.
Perchelongue, Pourpoint, haut de chaussses, très
grand.
Maltourné, Pourpoint, haut de chausses, très petit.
Inès, Costume moyen âge.
Odette, id.
Pages, dames d'honneur, écuyers, en groupes dé-
coupés.
Le bon roi Dagobert
PIECE EN UN ACTE
PERSONNAGES
Le roi DAGOBERT.
ÉLOI, son conseiller intime.
Le sire de PERGHELONGUE.
Le vidame de MALTOURNÉ.
INÈS
ODETTE
Dames d'honneur.
Pages.
Hommes d'armes, Varlets, Fauconniers, etc.
filles de Dagobert.
156 Ombres chinoises
SCÈNE PREMIÈRE
tlQl.
Le roi Dagobert est un cachotier. Il ne m'a point dit
pourquoi il rassemblait aujourd'hui tous ses vassaux dans
son palais ; je suis sûr qu'il va faire des bêtises... et ça
retombera sur moi. Le peuple, et quand je dis le peuple,
j entends tous ceux qui n'approchent pas du trône, — le
peuple ne se doute pas des dangers que courent les servi-
teurs immédiats du roi. On s'imagine qu'ils sont influents,
ah bien oui I Tenez, mol, voici trois ans que je demande
au roi de vouloir bien augmenter mes appointements, qui
sont très minimes. Savez-vous ce qu'il me répond? — Ah,
mon pauvre Éloi, tu tombes bien mal, ma caisse est à sec,
je n'ai pas même le moyen de renouveler ma garde- robe,
qui est en loques, et il faut que je représente, d'autant plus
que je vais marier mes filles et que les prétendus doivent
se présenter aujourd'hui. Tu me comprends, mon vieil
Éloi? Que voulez-vous que je dise à cela? Mais le voici
qui vient avec tout son cortège, allons au devant de lui.
SCÈNE II
ÉLOI, DAGOBERT; Dames d'honneur, Pages, Hommes
d'armes, Varlets, Fauconniers, etc.
DAGOBERT, entrant à la suite de l'escorte.
Ah ! te voilà, Éloi !
éloi.
Que désirez-vous, Sire ?
Le bon roi Dagobert 157
DAGOBERT.
Je voudrais bien savoir, pourquoi l'on dit que toutes ces
personnes font partie de ma suite? Je trouve cette expres-
sion malheureuse, puisque cette suite me précède.
ÉLOI.
La remarque est juste, Sire. Mais vous savez que les rois
ont des privilèges particuliers, ainsi les suites des rois les
précèdent toujours, sauf moi cependant qui suis très
honoré de vous suivre.
DAGOBERT.
Très bien ! Très bien répondu î Mais qu'as-tu ainsi à me
considérer par derrière ? Je te permets de me regarder en
face.
ÉLoi, embarrassé.
C'est que je m'aperçois que vous n'avez pas observé le
cérémonial.
DÀ60BSRT.
Quel cérémonial ?
ÉLOI.
Je ne sais pas si je vais oser vous dire...
DAGOBERT.
Ose donc, Éloi, je puis tout entendre de toi.
ÉLOI.
Eh bien, je vais vous dire cela en vers et en musique.
Am du Roi Dagobert.
Mon bon roi Dagobert,
Votre culotte est à l'envers.
DAGOBERT.
Tu rallies, je crois?
158 Ombres chinoises
ÉLOI.
Non pas, ô mon roi.
Votre Majesté
Est mal culottée.
DAGOBERT.
C'est vrai ! C'est vrai, ma fol,
Je vais la remettre ù l'endroit.
ÉLOI.
Oh ! Sire, pas ici ! ce serait inconvenant. Assis sur votre
trône, personne ne s'apercevra du désordre de votre
toilette. Attendez la fin de la cérémonie.
DAGOBERT, s'asseyaiit sur son trône.
Tu as raison. Et là-dessus je fais cette réflexion. Si ma
suite m'avait suivi, elle aurait pu voir mon... étourderie,
tandis qu'en me précédant, elle ne s'est aperçue de rien.
ÉLOI.
Vous êtes la logique même, Sire.
DAGOBERT.
Pas de flatterie, Éloi, pas de flatterie I Songe plutôt à
introduire ici mes deux filles à qui je veux parler avant de
les livrer à leurs prétendus.
SCÈNE m
DAGOBERT, ÉLOI, INÈS
ÉLOI, introduisant Inès.
Son Altesse la princesse Inès.
INÈS, entrant.
Il n'y a pas un peu de musique pour mon entrée ?
Le bon roi Dagohert 159
DAGOBERT.
Non, ma fille, aujourd'hui jeudi tous mes musiciens ont
congé et mon phonographe est cassé. D'ailleurs, tu ne vas
pas danser, n'est-ce pas ?
INÈS.
Hé ! hé ! Ce n'est pas l'envie qui m'en manque.
DAGOBERT.
Je comprends cela, tu vas te marier.
INÈS.
Oh ! ce n'est pas encore fait ! Parce que s'il ne me plaît
point...
DAGOBERT.
Ah ! non, par exemple, je t'ai trouvé un mari de choix,
un grand homme, il ne manquerait plus que tu le refu-
sasses. Songe que les grands hommes sont rares. Du reste,
tu vas le voir.
INÈS.
Eh bien, mon père, s'il me plaît, je vous obéirai.
DAGOBERT.
S'il me plaît est de trop. Faites entrer la victime.
ÉLOI.
Pardon, Sire, vous vous trompez. Il s'agit du prétendu.
DAGOBERT.
Eh bien oui ! Qu'ai-je donc dit ?
ÉLOI.
Vous avez dit : la victime.
DAGOBERT.
C'est un lapsus. Je me croyais à mon tribunal. Après
^out, si c'est une victime, ma fille est un gentil bourreau.
160 Ombres chinoises
mÈs.
Merci, papa !
DAGOBERT.
Allons, un peu de tenue, ma fille, et placez-vous à ma
droite. Inès se place à la droite de son père.)
SCÈNE IV
DAGOBERT, INÈS, ÉLOI, rentrant arec le Sire
de Perchelongue.
ÉLOI, annonçant.
Le Sire de Perchelongue 1
INÈS (à part).
Oh ! qu'il est grand !
DAGOBERT.
Tu vois que je ne t'ai pas menti.
INÈS.
Quand je voudrai lui donner le bras, je n'y arriverai
jamais, il me faudra une échelle.
DAGOBERT.
Tu lui donneras simplement la main puisqu'il vient te la
demander. Et maintenant parlez, Sire de Perchelongue.
PERCHELONGUE.
Am de Bon voyage Monsieur DumolUt.
Qu'on me raille,
Ça m'est égal,
Avez-Yous vu des hommes de ma taille?
Qu'on me raille,
Ça m'est égal,
J« suia bitn fait, voilà !• principal.
Le bon roi Dagohert 161
J'ai le pied grand, le nez aussi peut-être,
La bouche encor, signe de la valeur :
Pareil à moi ne se fait pas connaître ;
Mais ce que j ai de plus grand c'est le cœur î
{Reprise.)
INÈS.
Quel est votre petit nom ?
PERCHELONGUE.
Odoard !
INÈS.
Odoard, Sire de Perchelongue !
PERCHELONGUE.
C'est cela, Princesse, quand nous serons mariés, je vous
dirai mes autres noms, vous choisirez.
INÈS.
Le nom, ça ne fait rien, mais la taille I Si j'avais quelque
chose de secret à vous dire à l'oreille, je ne pourrais jamais
y arriver.
PERCHELONGUE.
Je vous porterais alors sur mon bras.
INÈS.
Tout cela est bien compliqué î Non, voyez- vous, Odoard,
vous ne me convenez pas,
PERCHELONGUE.
0 ! Ciel ! mais vous n'avez pas dit votre dernier mot.
INÈS.
Non ! L'avant-dernier, seulement.
DAGOBERT.
C'est moi qui dirai le dernier. Sire de Perchelongue, vous
pouvez vous retirer, mais ne vous éloignez pas, je vous
rappellerai tout à l'heure. {Perchelongue sort.)
162 Ombres chinoises
SCÈNE V
Les Mêmes, moins PERCHELONGUE.
ÉLOI.
Faut-il introduire...
DAGOBERT.
Tout à l'heure ! (A Inès.) Ma chère enfant, je t'ai laissé
parler librement avec ton prétendu ; il ne te plaît pas, c'est
convenu, mais je trouve que tu l'as expédié un peu rapide-
ment, et que tu n'as pas réfléchi que c'est moi qui l'avais
choisi et que par conséquent j'avais des motifs pour cela.
Les princesses ne choisissent pas leurs maris, elles doivent
s'incliner devant la raison d'État. Mon royaume est un très
grand Royaume, mais il ne possède pas un homme grand.
J'en avais trouvé un, tu le refuses, j'en suis désolé. J'espère
que tu réfléchiras, et que dans l'intérêt de l'État, dans une
seconde entrevue, tu mettras ton intérêt particulier de côté.
Voilà ce que j'avais à te dire; maintenant Éloi fais entrer
ma fille cadette, Odette.
ÉLOI.
Cadettodette ! J'obéis, Sire. (Il sort.)
SCÈNE VI
ODETTE, DAGOBERT, INÈS, ÉLOI, Le Vidame de MAL
TOURNÉ, bossu.
ÉLOI.
Le Vidame de Maltourné !
Le bon roi Dagobert 163
DAGOBERT.
Et la princesse Odette, ma fille ?
ODETTE, gaimeni.
Me voilà ! Me voilà I Je rattachais mon cordon de soulier.
DAGOBERT.
Ce détail est inutile. Asseyez-vous là, près de moi à ma
gauche, puisque votre sœur est à ma droite. Maintenant,
Vidame de Maltourné, faites votre déposition.
ÉLOI.
Pardon, Sire, vous vous trompez...
DAGOBERT.
C'est ma foi vrai, je me croyais à mon tribunal. Vidame
de Maltourné, je vous écoute.
MALTOURNÉ.
Sire, je viens vous demander la main de la princesse
Odette. Je sais que je ne suis pas beau.
ODETTE.
Oh ! non I
MALTOURNÉ.
Air : des Bossus.
Il est bien vrai que je suis un bossu
Depuis longtemps je m'en suis aperçu.
Que voulez-vous ? Je fus ainsi conçu.
Malgré cela, je ne suis pas pansu,
Aussi partout je suis très bien reçu,
Car j'ai bon air et pourpoint cossu !
Au résumé, j'ai d'autres qualités.
INÈS.
Lesquelles ?
164 Ombres chinoises
MALTOURNK.
Si je vous les dis, je vais rougir, mais, c'esl égal, je me
risque.
ODETTE.
C'est ça, risquez-vous.
MALTOURNÉ.
Oh ! Je ne risque pas grand chose, puisque je vais dire du
bien de moi. Donc, d'abord je ne suis pas bête.
ODETTE.
Croyez- vous ?
MALTOUKNÉ.
J'en suis sûr ! Il ne faut pas être bote pour avoir été
admis à prétendre à la main de la princesse Odette.
ODETTE, à part.
Tiens! Tiens!
MALTOURNÉ.
Puis ensuite, j'ai beaucoup de talents d'agrément. Je
chante agréablement, je dessine, je peins, jo sculpte, en un
mot, je suis un artiste, ce qu'il n'est pas donné d'être à tout
le monde.
ODETTE.
Savez- vous jouer au bésigue?
MALTOURNÉ.
Non, mais je sais faire des tours de caries pour amuser
les autres.
ODETTE.
Savez- VOUS jouer la comédie?
MALTÔURNÉ.
Oui, princesse! Malheureusement, je ne puis jouer les
amoureux, mon physique s'y oppose, mais je sais faire des
Le bon roi Dagobert 165
vers et quand on ne voit pas le poète, on est tout disposé à
l'aimer.
ODETTE.
Je vois que vous faites bien valoir votre personne.
MALTOURNÉ.
Hélas I Qui en dirait du bien, sinon moi.
DAGOBERT.
C'est très bien, Vidame de Maltourné, jusqu'à présent
vous avez beaucoup parlé de vous, mais vous n'avez pas
dit un mot de la princesse.
MALTOURNÉ.
C'est que j'ai compris, Sire, qu'en en disant du bien, je me
rendrais ridicule. Le crapaud peut admirer la rose, mais il
ne doit pas le lui dire.
DAGOBERT.
Allons ! Vous êtes un gentilhomme accompli. Qu'en dis-tu
Odette?
ODETTE.
1^
^ Sans doute, Papa, mais la bosse?
DAGOBERT.
wÊi La bosse ? Elle est dans le dos, on ne la voit pas.
ODETTE.
Et tout cas, je demande à réfléchir.
DAGOBERT.
C'est juste ! Eh bien, mon cher vidame, veuillez vous
retirer, je vous rappellerai tout à l'heure. {Le Vidame
de Maltourné sorl.)
166 Ombres chinoises
SCÈNE VII
Les Mêmes, moins MALTOURNÉ.
DAGOBERT.
Mes filles, il s'agit de vous décider, je n'ai pas d'autres
prétendants à vous offrir. Voyons, parle, Inès.
ÉLOI.
Voulez-vous, Sire, me permettre de dire un mot ?
DAGOBERT.
Mais comment donc, mon bon Éloi, tu es la sagesse
même.
ÉLOI.
Eh bien, les jeunes princesses ne tiennent peut-être pas
à se marier.
INÈ8, ODETTE, vivemeut.
Si, oh I si, nous voulons bien.
ÉLOI.
Alors, il faut vous décider.
DAGOBERT.
Éloi a raison! Voyons Inès, que reproches-tu à ton futur?
INÈS.
Il est trop grand.
ODETTE.
Tu es bien difficile ! Un grand homme fait valoir une
petite femme. Moi, c'est différent, le mien est bossu.
INÈS.
Dans le dos ! Ça ne se voit pas quand on est de face.
Le bon roi Dagohert 167
ODETTE.
Il est vrai qu'il a de l'esprit! Il faut bien qu'il ait quelque
chose.
INÈS.
Oh ! moi, le mien n'en a pas du tout, c'est ce que je lui
reproche.
DAGOBERT.
Avec cela, vous ne vous décidez à rien, il faut pourtant
en finir ; vos prétendus doivent s'impatienter.
ÉLOI.
Sire, j'ai une idée.
DAGOBERT.
Ça ne m'étonne pas, mon bon Éloi. J'ai entendu parler
d'un homme qui avait une idée par jour. Toi, tu as une
idée par heure, c'est beaucoup mieux. Voyons, expose ton
idée.
ÉLOI.
Il faut alors faire rentrer les prétendants.
DAGOBERT.
Soit! Mais vous, mes filles, il faut vous décider. Éloi, fais
pénétrer ici ces gentilshommes.
ÉLOI.
Je les introduis. Laissez-moi leur parler. {Il sort.)
SCÈNE VIII
DAGOBERT, ÉLOI, PERCHELONGUE, MALTOURNÉ,
INÈS, ODETTE.
ÉLOI rentrant en scène.
D'après l'ordre de mon souverain maître, je vais me per
168 Ombres chinoises
mettre de vous adresser quelques interrogations. — Vous
quatre, ici présents, voulez-vous vous marier ?
INÈS, ODETTIJ, MALTOURNÉ, PERCHELONGUE, ensemble.
Oui !
ÉLOI.
Voilà qui est clair ! Il n'y a pas d'hésitation. Mais il peut
y avoir malentendu. Il s'agit de préciser. Interrogeons
d'abord les princesses... Voyons, princesse Inès, sur lequel
de ces deux seigneurs avez-vous jeté les yeux !
INÈS.
Puisqu'il n'y a pas d'autres prétendants, sur l'un des
deux.
ÉLOI.
Et vous, princesse Odette?
ODETTE.
Et moi aussi.
ÉLOI,
Diable ! Diable 1 Cela va être difficile à conclure ! Ces
jeunes princesses sont très réservées. Interrogeons les
hommes. Sire de Perchelongue, quel est votre choix?
PERCHELONGUE.
Je suis très honoré d'avoir été accepté par le roi Dagobert.
J'épouserai une des deux princesses.
ÉLOI.
Et vous, vidame de Maltourné ?
MALTOURNÉ,
Je répondrai comme mon futur beau-frère. C'est une des
deux princesses que je prendrai pour femme.
Le bon roi Dagoberl 169
ÉLOI.
Très bien. Vous êtes très discrets, comme les princesses
elles-mêmes. Mais il faut une désignation plus complète.
Princesse Inès, choisissez-vous le Sjre de Perchelongue ?
INÈS.
Tout bien réfléchi, il est trop grand, j'épouserai plutôt le
Tidame de Maltourné, si ma sœur y consent.
OPETTP.
Prends-le ! Prends-le! Il est pétri d'esprit, il t'en donnera.
INÈS.
Dis donc ! Tu me prends pour une bête ?
ODETTE.
Non, ma sœur, je te remercie même de m'avoir laissé le
grand homme.
PERCHELONGUE.
En étant toute ma vie à vos genoux, je serai toujours de
votre taille !
MALTOURNÉ.
Et moi, en me jetant dans vos bras, je ne vous paraîtrai
plus si petit.
ÉLOI.
Eh bien, qu'en dites- vous Sire? Comment trouvez- vous
cette solution ?
DAGOBERT.
Incomparable ! Maintenant, quittons ce trône où nous
n'avons plus rien à faire et passons dans la salle du festin.
ÉLOI.
Auparavant, Sire, permettez-moi de vous dire que le
moment est venu de passer votre armée en revue.
10
DAGOBERT.
Tu crois ? C'est que je voudrais bien remettre ma culotte
à l'endroit.
ÉLOI.
Mais l'armée? Sire, l'armée ne peut pas attendre.
DAGOBERT.
Eh bien î qu'elle me précède ! Mes soldats ne me verront
pas en déshabillé, l'honneur sera sauf.
ÉLOI.
Tiens! c'est une idée. Ça va nous faire une revue.
(Dagobert et Lloi montent sur le trône, les pages se placent
sur les gradins.)
DAGOBERT, dcbout devant le trône.
Mon peuple aimé, il n'y a pas de belle fête sans cérémonie
militaire. Je vais passer mon armée en revue. (Musique, air
de marche,)
Am : Larifla.
Le grand Roi Dagobert
Connu dans l'Univers
Fait défiler au pas
Ses valeureux soldats.
Larifla, flafla (quater).
II
Son air majestueux
Attire tous les yeux
Et ses discours flatteurs
Emeuvent tous les coeurs
Larifla, flafla.
172
Ombres chinoises
itl
Sur son coursier fringant
11 est très élégant,
Mais quand vient l'action
L'agneau devient lion.
Larifla, flafla.
IV
Honneur à ce grand Roi,
Lequel avec Éloi,
A rempli l'univers
Du nom de Dagobert.
Larifla, flafla.
(Hideau.)
TABLE
Notice historique 5
Construction du Théâtre et des Ombres. . . Il
Fouilles
9
I. ~ La Fête de Catherine 14
II. — L'Infortuné Voyageur 28 1
III. — La Soirée Courtepince 46 1
IV. ~ Les trois Souhaits 60 2
V. — La Cassette du Docteur 76 1
VI. — Le Crime de Saint-Just 98 1
VII. - Les Papillons de Fanchette 120 2
VIII. — L'Ile déserte 138 1
IX. — Le bon Roi Dagobert lo4 4
(Chaque feuille, dessinée par Jean Kerhor : 30 centimes.)
10.
Pirii. LE BAILLT, Editfinr, 0. BORNEMAlflf, 8neetM«i^
15, rue de Tonrnon, 15
THEATRE DES MARIONNETTES
Par LEMERCIER DE NEUVILLE
Nous avons publié, il y a plusieurs années, un Nouveau Théâ-
tre de Guignol, en deux volumes, par Lemercier de Neuville,
dont les Pupazzi furent célèbres. Les Pupazzi étaient des gui-
gnols dont les figures représentaient les célébrités artistiques,
littéraires et politic^ues du jour et qui jouaient des pièces satiri-
ques pleines d'esprit et de goût. Une moitié de ces ceuvrettes a
été éditée dans différents volumes, aujourd'hui à pev^ p>'às
introuvables.
Pour répondre à notre désir, Lemercier de Neuville a consent/
à écrire pour l'enfance et nous a donné d'abord les doux
volumes du Nouveau Théâtre de Guignol, publiés, il y a deux ans
et aujourd'hui : Un Théâtre de Marionnettes, c'est à dire des
Sièces qui peuvent être jouées sur ces petits théâtres, en vente
ans le commerce et dont les personnages sont tenus par un fil
le fer fixé au sommet de leur tête. Ce genre de pantins n'avait
point jusqu'alors de répertoire. Nous estimons que cette lacune
n'existe plus et ^ue notre jeune public saura apprécier ces peti-
tes pièces remplies de gaieté et a'esprit.
2 volumes in-18 jésus, à 2 francs.
(20 centimes en sus pour le port.)
!•» VOLUME
NOTIGB. H. F.
Retour (le) de Béronte, comédie en un acte et en prose. 6 •
Éoole (1') des valets. — — _ 4 »
Trombolini, mélodrame, — — 4 1
InstruotioB (1') de Pierrot, comédie avec chmt, en on
acte et en prose 3 1
Valet (le; doré, comédie en un acte et en prose 4 1
2« VOLUME
Frineesse (la) enobantée, pièce féerique avec chant, «n
un acte et en prose , 9 t
B&ton (le) de FolicMnelle, pièce fantastique avec chant,
en un acte et eu prose S \
Renseignements (les), comédie en un acte et en prose. 5 1
Roi (le) FolicMnelle, pièce en un acte et en prose • »
Valet (le) de deux Maîtres, com. en un acte et en prose. ^ 5 1
Chaque pièce séparée O.SO
Nota. — Sauf La Princesse enchantée, toutes ces pièces pMe
V«Bt être ]ottées par de jeunes acteurs.
VIENT DE PARAITRE
LE BAILLY, ÉDITEUR, O.BORNEMANN, SUCCESSEUR
PARIS4 16, Bue de Tournon
LEMERCIER DE NEUVILLE
CEuvres Théâtrales
THÉÂTRE DE GUIGNOL
L*auteur des Pupazzi, Lemercier de Neuville, sollicité par
nous, a bien voulu nous faire un nouveau Théâtre de
Guignol, pour remplacer l'ancien qui devenait par trop usé.
Ce qu'il a cherché avant tout, c'est le comique sans grossière-
té et aussi la facilité d'interprétation. On le sait, nul n'est
plus compétent que lui dans le maniement de ces petits per-
sonnages, aussi ses pièces, très variées, très bouffonnes et
en même temps littéraires sont-elles faciles à jouer. Du
reste, il n'a pa". n»é/iagé les explications, et le premier
volume est-il pncedé d'une notice où l'art du Guignol est
entièrement déniontré,
2 Volumes in- 18 Jésus à 3 francs chaque
Port en plus 30 cent, par VoL
-3se-
TABLE DES MATIÈRES
PREMIER VOLUME
NOTICE
Comment oi> tient un personnage
Comment on le fait vivr9
Accessoires^ décors, costumes
I. Une affaire d'honneur .
M. Le fanlôme
ui. Une journée de pêche.,
w. Le sac de pommes de terre
»• U grand Paloi
3 Ptr
S
4
5
I
DEUXIÈME VOLUMl
I. L'éducation de Pierrot. . i
II. Le petit domestique i
III. Pierrot pendu ?
IV. L'auberge du mouton
enragé •
T. La Jeunesse de GpfaMI »
ALBUM DU MARIAGE
Choix de MONOLOGUES
PAR LEMERCIER DE NEUVILLE
à 50 centimes chaque
1. Un Célibataire endurci, Monologue. (Un Invité).
2. Colas et Colette, Monologue. (Un Invité).
3. Le Garçon d'Honneur, Monologue. (Garçon d'Honneur)
4. Le Garçon d'Honneur, ToasL (Garçon d'Honneur),
5. Le Mari qu'ilme faut, Monologue. {Demoiselle d' Honneur)
6. Le Cortège des Lys, Monologue. (Demoiselle d'Honneur)
7. La Jarretière, Monologue. (Une Invitée).
8. La Célibataire, Monologue. (Une Invitée).
9. Les Moineaux, Monologue. (Petit Garçon).
^Les Deux Gamins, Monologue. (Un Témoin).
/compliment (Petite Fille).
11. Toast du Marié. (Marié).
12. Le Meilleur des Maris. (Demoiselle d'Honneur),
13. Les Deux Ormes. (Noces d'Or et d'Argent).
14. Demoiselle d'honneur. (Demûi$elle d'honneur).
Les mômes en uti volume : 2 fr.
A LA MÊME LIBRAIRIE
15. La Cinquantaine (Philémon et Baugis), Dialogue pour
2 enfants, par Amédée BURION.
(Pour Noces d^Or)
Tous droits de traduction, d'exécution «t de reproduction réservés
pour la France et l'Etranger, y ecmpris la Suède
ai la NninrAiMt
et la Nonrège.
Lemercier de Neuville
• • •
Monologues
ET
RÉCITS
E3N VERS ET EN PROSE
POUR
jFiltette; et ^6li])e$ |^itte$
Prix 2 francs
Monologues
ET
RÉCITS
EN VERS ET EN PROSE
POUR
Petit; GaFçoi)$ et Mï\n k^
Prix 2 francs
Imprimerie de Poissy. — Lbjay Fils et Lbmoro.
Poissy (S.-et-O.) — Téléph. 52. — Bureau à Paris, 59, rue du Rocher.
lui /. r^ ikj #11
PN Lemercier de Neuville, Louis
1981 Ombres chinoises
U45
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